Magazine Société

Jardins et routes, métamorphose du guerrier

Publié le 02 avril 2012 par Hoplite

ernst junger
























« Les défenseurs d’abris aménagés en terrain creux sortirent et s’enfuirent. J’en abattis un au moment où il bondissait hors du dernier abri. (…) Mon anglais était étendu devant –un jeune garçon à qui ma balle avait traversé le crâne de part en part. Il gisait là, le visage détendu. Je me contraignis à le regarder dans les yeux. Je suis souvent revenu en pensée à ce mort. Il existe une responsabilité dont l’Etat ne peut nous décharger ; c’est un compte à régler avec nous-mêmes. Elle pénètre jusque dans les profondeurs de nos rêves. » Ernst Jünger, Orages d’aciers, 1920.

Ceux qui lisent Hoplite savent l’importance que j’attache à Jünger. Probablement un des rares fils rouges de ce blog. La lecture de cet homme, notamment ses carnets de guerre, m’a toujours été un baume, en particulier dans les moments difficiles. Tout récemment, une lectrice d’Hoplite m’a dit sa reconnaissance de lui avoir fait découvrir cet homme hors du commun, ce qui m’a conduit à m’interroger sur la raison de cette admiration. Sans doute le figure du guerrier et du philosophe (ou du poète) y est-elle pour quelque chose et explique aussi l’admiration que je porte à un Marc-Aurèle, un Malaparte (ou un Achille…). Sans doute aussi la constance et  la noblesse de cet homme dans son engagement et sa résilience à une vie largement chaotique (deux guerres perdues et l’effondrement de son pays, un fils mort à la guerre, la disparition de mondes –politiques, littéraires, philosophiques, entomologiques, humains- qu’il devait aimer au plus haut point). Sorte d’archétype européen aujourd’hui bien largement disparu (quoique), de figure anthropologique archaïque…

Du jeune Jünger quittant sa famille pour s’engager dans la Légion à 17 ans au vieillard contemplatif et lucide (notamment sur ses vertes années), du théoricien de la révolution conservatrice et contempteur d’une république de Weimar mal née ( et sauvée in extremis de la révolution spartakiste par l’alliance entre le socialiste Noske et les Frei Korps, ces corps francs auxquels Jünger n’appartiendra pas) à l’entomologiste et botaniste de renom qui donnera son nom à un papillon (Trachydora Juengeri) ou à une Cicindèle, la vie de Jünger est éminemment singulière et probablement exemplaire. Je ne sais plus qui (peut-être Hervier ?) l’a qualifié de « sismographe », voulant par là signifier la façon dont Jünger fut le témoin fidèle, le courrier et l’acteur privilégié d’un siècle chaotique.

Ses premiers carnets de guerre (qui donneront Orages d’aciers et d’autres essais) sont stupéfiants de maturité et de profondeur pour un gamin d’une vingtaine d’années noyé dans la boue, le froid, la mort et le chaos d’un conflit qu’il va vivre pendant quatre ans en étant blessé x fois et décoré d’à peu près tout ce qui existe…On songe à Thibaudet et sa « Campagne avec Thucydide » mais Thibaudet avait alors quarante ans…et la maturité qui va avec. On songe aussi au Kaputt de Malaparte ou à l’Iliade... Plus étonnant encore est sa réaction à deux conflits perdus (le premier qu’il vit intensément, le second, contraint : contrairement à un Céline ou un Drieu, Jünger ne cède pas à l’accablement ou au suicide mais transforme ces expériences effroyables en force, en expérience intérieure, et devient un autre…On songe aussi à Mussolini et Hitler ou D’Annunzio qui connurent le même enfer des tranchées et la même expérience fondatrice de fraternité d’armes…avec le destin qu’on leur connaît.

« Je remarquais un peu plus tard que la présence des sept cent Français [prisonniers de la compagnie de Jünger après la campagne éclair de mai 1940] ne m'avait pas inquiété le moins du monde, quoique je ne fusse accompagné que d'une seule sentinelle, plutôt symbolique. Combien plus terrible avait été cet unique Français, au bois Le Prêtre, en 1917, dans le brouillard matinal, qui lançait sur moi sa grenade à main. Cette réflexion me fut un enseignement et me confirma dans ma résolution de ne jamais me rendre, résolution à laquelle j'étais demeuré fidèle pendant l'autre guerre. Toute reddition des armes implique un acte irrévocable qui atteint le combattant à la source même de sa force. Je suis convaincu que la langue elle-même en est atteinte. On s'en rend surtout compte dans la guerre civile, ou la prose du parti battu perd aussitôt de sa vigueur. Je m'en tiens là-dessus au "Qu'on se fasse tuer" de Napoléon. Cela ne vaut naturellement que pour des hommes qui savent quel est notre enjeu sur cette terre. (…) Les compartiments non fumeurs sont toujours moins garnis que les autres : un ascétisme même inférieur procure de l'espace aux hommes. Lorsque nous vivons en saints, l'infini nous tient compagnie. » Ernst Jünger, Jardins et routes, 1942.

Après la guerre, Jünger, avec « Le travailleur » rejoint alors dans cette époque troublée la bien-nommée « Konservative Révolution », ce courant philosophique nationaliste et militariste hostile aussi bien au libéralisme des Lumières qu’au marxisme et largement imprégné de romantisme Allemand et de pensée Nietzschéenne et y croise des hommes comme Schmitt, Mann, Spengler, Sombart ou Von Salomon. Sorte de réaction à la fois à la situation dramatique de son pays et au chaos moderne mais dans une optique révolutionnaire, non réactionnaire. Il est alors clairement nationaliste et pas des plus modérés…

« Nous revendiquons le nom de nationalistes –un nom qui est le fruit de la haine que nous vouent la populace grossière et raffinée, la canaille cultivée, le grouillement des attentistes et des profiteurs.(…) Nous ne revendiquons pas l’universalité. Nous la rejetons, depuis les droits de l’homme et le suffrage universel jusqu’à la culture et aux vérités générales ; nous ne voulons pas l’utile, le pratique ou l’agréable, nous voulons le nécessaire- ce que veut le Destin » Ernst Junger, La guerre comme expérience intérieure, 1934.

On croirait lire Ernst Von Salomon…sorte de manifeste de prussianisme et de haine de l’esprit bourgeois.

« La domination du tiers-état n’a jamais pu toucher en Allemagne à ce noyau le plus intime qui détermine la richesse, la puissance et la plénitude d’une vie. Jetant un regard rétrospectif sur plus d’un siècle d’histoire Allemande, nous pouvons avouer avec fierté que nous avons été de mauvais bourgeois. » Jünger, Le travailleur, 1931

Le « travailleur », ce personnage qui incarne la domination technique et guerrière de l’époque, sorte de Titan, comme dira Jünger lui-même par la suite; comme un symbole du nihilisme et du matérialisme triomphant du monde moderne et de cette première guerre mondiale industrielle. Difficile, bien sûr, de ne pas voir dans cette dénonciation de la démocratie libérale et des valeurs frelatées de la bourgeoisie de Weimar une sorte de proto-fascisme –au sens historique, non polémique du terme. Mais ce Jünger-là va choisir le tournant des années 30 et l’ascension irrésistible du parti nazi et de son chef charismatique, lui aussi héros de la première guerre mondiale, pour prendre ses distances avec l’engagement politique et la radicalité et s’engager dans une voie littéraire singulière marquée par la publication en 1939 de « Sur les falaises de marbres », hymne à l’« élémentaire », ces forces instinctives de la vie étouffées par le rationalisme et l’ordre bourgeois mais aussi fresque au vitriol de l’hubris national-socialiste et de son conducator à moustache, le « grand Forestier »…Prussianisme vs racialisme hitlérien, en un sens. La rupture avec les nationaux-socialistes est alors consommée et seule l’admiration (du combattant pour le combattant) que lui portât toujours Hitler (« On ne touche pas à Junger ! » AHitler cité par D Venner, E Junger, Un autre destin européen)) –et d’autres, notamment dans la Reichswehr- lui permit d’échapper « aux balles dans la nuque ». Un tournant radical, mieux, un exil intérieur.

Plus tard, en septembre 1939, le héros couturé de la première guerre mondiale, l’écrivain reconnu, l’entomologiste et botaniste en herbe, le père de famille remet l’uniforme et reprend le sentier de la guerre; après une drôle de guerre sur la ligne Sigfried où il se signale à nouveau par son courage devant les lignes ennemies, il fait la campagne de France, derrière les blindés de Guderian et les Stuka de Goering et note, jours après jours, ses rencontres entomologiques, minérales, humaines ou littéraires, les heurs et malheurs de ses hommes en guerre mais aussi tout un univers de songes, sensations, vibrations « spectrales », invisibles au plus grand nombre…

C’est le regard décalé de cet homme qui est singulier car, comme celui de l’anarque dont il détaillera plus tard la figure dans Eumeswil, il ne s’attache pas aux apparences ou à l’écume mais à l’essence du monde…Jünger est les trois à la fois : le philosophe, l’artiste et le croyant.

« Le libéral est mécontent de tout régime; l'anarque en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il ferait d'une colonnade. C'est la  bonne recette pour qui s'intéresse à l'essence du monde plutôt qu'à ses apparences - le philosophe, l'artiste, le croyant. » Eumeswil, 1977.

Ainsi, dans Jardins et routes (ou même dans Orages d’aciers), peut-il étudier le vol d’un papillon ou la course d'un nuage au bord d’une route encombrée de chars détruits et de cadavres de soldats ou bien revivre ses rêves d’une nuit avant de monter au front. On pense là au rêve de la jument de Malaparte dans la nuit ukrainienne, à ce cadavre qui vient le hanter et lui parler…

« Le soir du 22 avril, nous quittâmes Prény et fîmes une marche de plus de trente kilomètres jusqu'au village d'Hattonchâtel, sans avoir un seul éclopé, malgré le poids du barda ; nous campâmes à droite de la fameuse « grande tranchée »*, en plein cœur de la forêt. Tout indiquait que nous allions être mis en ligne le lendemain. On nous distribua des paquets de pansements, une seconde ration de « singe » et des fanions de signalisations, pour l'artillerie. Je restais longtemps assis, ce soir-là, dans cet état de songerie prémonitoire dont se souviennent les guerriers de tous les temps, sur une souche autour de laquelle foisonnaient des anémones bleuâtres, avant de regagner ma place sous la tente, en rampant par-dessus mes camarades, et j'eus dans la nuit des rêves confus, où une tête de mort jouait le rôle principal. Priepke, à qui j'en parlais le lendemain matin, émit l'espoir qu'il se soit agi d'un crâne Français. » Ernst Jünger, Orages d'acier, 12 avril 1915.

Ou encore :

« Les cathédrales considérées comme des fossiles endormis dans nos villes comme sous des sédiments tardifs. Mais nous sommes fort loin de déduire de ces proportions la vitalité qui se conjuguait avec elles et qui les a formées. Ce qui a vécu sous des apparences multicolores et ce qui les a crées, est plus loin de nous que les ammonites de la période crétacée ; et nous avons moins de peine à nous représenter un saurien d’après un os trouvé dans une carrière schisteuse. On pourrait également dire que les hommes d’aujourd’hui regardent ces œuvres comme un sourd voit les formes de violons ou de trompettes. » Ernst Jünger, Jardins et routes, 1940.

Fin 1944, Junger perd son fils ainé bien aimé, Ernstel. Celui-ci avait du s'engager in extremis dans l'armée alors que, jeune cadet de la marine, il avait critiqué vertement le Fuhrer...Il avait fallu son père en grand uniforme pour le tirer de ce trés mauvais pas mais il avait du s'enrôler dans l'armée sans délai...et y perd la vie en Italie, près de Carrare. Junger franchit un degré supplémentaire, intègre une autre communauté (en pleine expansion..), celle de ceux qui ont perdu des êtres aimés:

"Cher petit, depuis l'enfance il s'appliquait à suivre son père et rêvait de marcher sur ses traces. Et voici que, du premier coup, il fait mieux que lui et le dépasse infiniment." EJ, 13-01-1945.

A suivre.

(pour toi, hélène)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Hoplite 212 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine