Le problème avec la pensée unique est que, justement, il n’existe pas de pensée unique... Selon le point de vue à partir duquel le penseur s'oppose, la pensée unique sera soit néolibérale, soit étatiste, c’est-à-dire antilibérale. Le syndrome d'unicité ici n'a donc rien à voir là-dedans.
Dans les deux cas l’expression est employée par un penseur pour faire passer le tenant d'une autre pensée, qualifiée par lui d'unique, pour un obtus, un incapable de penser autrement, à court d'arguments et aux arguments courts.
"Dis-moi quelle pensée unique tu fustiges, je te dirai qui tu es".
Le linguiste Claude Hagège dans son dernier ouvrage s’en prend à la pensée unique néolibérale, ce qui présente le médiocre avantage de savoir très vite à quoi s'en tenir sur son compte.
Le véhicule emprunté par la pensée néolibérale étant selon lui la langue anglaise, elle trouve peu de grâces à ses yeux, même s'il fait un bel effort pour la comparer objectivement à la langue française.
L'auteur pense – ce qui n'est pas faux –, que les esprits sont façonnés par la langue dans laquelle ils pensent et avec laquelle ils ont grandi. Or il situe les débuts de la domination linguistique actuelle de l'anglais dans l'immédiat après deuxième guerre mondiale. L’anglais en question, en fait l'anglais américain, serait devenu progressivement la langue véhiculaire du monde par opposition aux autres langues qui seraient demeurées culturelles. Cette langue, magnifique sophisme, en devenant langue unique générerait une pensée tout aussi unique. CQFD...
La domination de l’anglais serait allée de pair non seulement avec la suprématie économique et militaire des Etats-Unis, mais aussi avec leur suprématie dans les domaines de l’information et surtout de la communication, domination de l'anglais américain donc, contre laquelle Claude Hagège s'insurge, tout en pensant qu'elle est en décrue devant la résistance des langues vernaculaires et des cultures, par définition diverses.
L’auteur oppose le terme de mondialisation à celui de globalisation. L'actuelle mondialisation, selon lui mondialisation sous férule américaine, aurait, hélas, permis cette domination de l’anglais américain et se serait traduite dans les faits par une colonisation d’exploitation, colonisation différente et plus sournoise que la colonisation de peuplement pratiquée jadis, par exemple, par la France.
Cette mondialisation serait en fait le fruit de l’idéologie néolibérale américaine, donc haïssable, qu’il faudrait réguler pour en empêcher les excès – il ne prend pas la peine de dire en quoi cette idéologie fantasmée serait libérale, et pour cause, puisqu’elle ne l’est pas, l'affubler de l’adjectif classique ou du préfixe néo n'y changeant rien – tandis que la globalisation serait un processus paré de toutes les vertus:
"Il est la forme que prend à l’époque contemporaine un phénomène naturel qui a façonné l’histoire du monde: l’expansion de l’espèce humaine par le biais des découvertes, inventions et techniques, qui ont ouvert d’immenses avenues d’échange de plus en plus dense entre toutes les parties du monde, de la route de la soie à la radio, au téléphone, à la télévision, et aujourd’hui à Internet."
En fait la mondialisation, que Claude Hagège décrit, ressemble, comme une goutte d’eau à une autre, au mondialisme, idéologie qui, effectivement, n’a rien de libéral puisqu’elle est d’essence étatique, voire supra-étatique, qu’elle se réfère à un ordre mondial et qu’elle se passe du consentement des peuples. Une pensée unique imaginée peut fort bien revêtir les oripeaux d'une autre pensée unique pour mieux tromper son monde...
Quant à la globalisation, même si ce mot ne suggère pas tout à fait exactement la même image que le mot mondialisation – on voit avec elle d’emblée le globe terrestre tourner –, elle n’est pourtant qu’un synonyme de cette dernière, n'en déplaise au linguiste Claude Hagège qui ne les distingue que pour les besoins de sa démonstration partisane.
Pour Claude Hagège le néolibéralisme, qui, tout comme l’ultralibéralisme, est un terme qui se veut péjoratif, se réduirait caricaturalement à une idéologie du profit, que les Etats les plus puissants imposeraient, à coup de rétorsions politique et commerciale, à d’autres Etats insoumis à cette idéologie – comme dernièrement la Grèce –, et dont les populations seraient alors vouées aux restrictions et aux plans d’austérité…
Claude Hagège est évidemment plus convaincant quand il se livre à une comparaison entre l’anglais et le français, qui ressortit à son domaine de compétence. L’orthographe et la prononciation du français sont moins difficiles que celles de l’anglais. Le français est moins elliptique, plus précis et moins ambigu que l’anglais. L’anglais est factuel et concret là où le français fait appel à l’interprétation humaine et à l’abstraction.
En effet, si le français est centré sur le verbe, l’anglais l’est sur le complément au verbe. L’anglais est plus idiomatique que le français, qui est plus logique. L’anglais se soucie d’ailleurs peu des charnières et des articulations logiques comme c’est le cas en français, qui a tendance à généraliser, assez naturellement. Toutes ces différences ne peuvent pas être sans effet sur les visions du monde des locuteurs de l’une et l’autre langue. De cela on peut volontiers convenir.
De même on peut donner raison à Claude Hagège quand il oppose langue véhiculaire, ou langue de service, qui ne sert qu’à la communication, à langue maternelle, élément fondamental de l’identité d'une personne. La deuxième dispose en effet d’un corpus qui la caractérise et qui n’est pas nécessaire à la première:
"Qu’est-ce, en effet, qu’un corpus?
C’est l’ensemble des phrases, des paragraphes et des textes que chacun a entendus autour de lui ou lus au cours de sa formation, et qui constituent la mise en application directe de la langue
qu’il connaît le mieux. Le corpus peut contenir des proverbes, des formules toutes faites, des citations (qu’elles renvoient à des œuvres littéraires ou à des mots entendus que l’on se transmet
dans les groupes de solidarité ou de connivence), des pensées et des jugements d’ordre général qui sont récurrents dans les sociétés et les familles, etc."
Enfin l’éloge que fait l’auteur de la traduction, qui n’est pas seulement une commodité mais également une activité créatrice, et l’éloge qu’il fait de la lecture, à qui doit être donnée "une place croissante dans les familles, comme à l’école" ne peuvent qu’emporter la conviction.
Le lecteur sera d'autant plus chagrin de voir qu'un tel esprit, d'une érudition certaine, succombe, bien qu'il s'en défende, à un "anti-américanisme paresseux", à une charge en règle contre la langue anglaise dans ses développements américains, dans laquelle des pensées fort différentes peuvent pourtant s'exprimer, et à ce poncif qu'un néolibéralisme indéfini est à l'origine de tous les maux de la planète.
Tout cela évidemment ne veut pas dire, au contraire, qu'il ne faille pas favoriser la diversité des langues, des cultures, des idées: Internet est un très bon moyen pour les diffuser...
Francis Richard
Contre la pensée unique, Claude Hagège, 256 pages, Odile
Jacob ici