Du texte littéraire à la lecture littéraire: deux approches complémentaires de la littérature en classe de FLE/S.

Par Alaindependant

Du texte littéraire à la lecture littéraire: les enjeux d’un déplacement en classe de FLE/S, par Luc Collès et Jean-Louis Dufays
Université catholique de Louvain - Centre de recherche en didactique
des langues et des littératures romanes (CEDILL)


Résumé : L’article analyse les moyens et les enjeux de deux approches complémentaires de la
littérature en classe de FLE/S. Dans un premier temps, la lecture des textes littéraires est envisagée
dans une approche pragmatique, qui vise à faire passer les apprenants du discours usuel au discours
littéraire dans un même geste. Cette approche est elle-même intégrée dans la perspective actionnelle
définie par le Cadre européen commun de référence pour les langues (2001), dont l’objectif est la
formation d’un acteur social à travers la pédagogie du projet. Dans un second temps, après avoir
distingué différentes conceptions de la littérature et leurs implications didactiques, on s’intéresse à la
lecture littéraire en tant que pratique spécifique, et plus particulièrement aux enjeux pour le FLE/S de
la dialectique « participation-distanciation » et de la « lecture comme jeu ».


Qu’il s’agisse de français langue étrangère ou seconde (FLE/S) ou de français langue première (FL1),
la relation entre la littérature et l’enseignement des langues-cultures a toujours été dialectique. D’un
côté, la littérature est une des matières premières de l’école et une des raisons d’être de l’appropriation
des langues-cultures; l’intérêt et le rayonnement d’une langue tiennent pour une bonne part à la
littérature dont elle est porteuse. D’un autre côté, l’enseignement des langues-cultures est un lieu
privilégié de la constitution et de la structuration de l’objet littéraire. « La littérature, c’est ce qui
s’enseigne, un point c’est tout », disait Barthes, avec une pointe de provocation; sans aller jusque là, on
peut admettre que, si elle n’était pas investie par les contraintes et les cadres méthodologiques de
l’enseignement, la littérature n’aurait pas le poids institutionnel, symbolique et notionnel qui est le sien.
Pourtant, convaincre les apprenants de l’utilité de lire des textes littéraires ne va pas de soi en classe de
FLE/S. Bien des débutants souhaitent, dans un premier temps en tout cas, ne disposer que d’un
français « de survie ». Quant aux autres, surtout les adultes de niveau avancé, ils ont souvent des
besoins très ciblés: c’est en fonction de leurs activités professionnelles qu’ils se perfectionnent. Bien
peu avouent poursuivre l’étude de cette langue pour mieux comprendre la culture ou découvrir la
littérature française. Ces opinions participent d’une perception dualiste de la langue et de la culture. On
peut évidemment déplorer cette situation, mais comme elle détermine l’inscription aux cours, les
professeurs « répondent à la demande » et, s’il leur arrive accessoirement d’utiliser des textes
littéraires (priorité est donnée aux documents authentiques que l’apprenant rencontrera dans la vie
courante), c’est à des fins étroitements linguistiques.
Nous pensons quant à nous qu’il y a moyen d’infléchir cette vision en inscrivant en partie la lecture
des textes littéraires dans l’approche pragmatique qui constitue la base des cours de langue donnés
aujourd’hui avec une visée communicative. L’analyse pragmatique des textes littéraires permet aux
apprenants de passer du discours usuel au discours littéraire dans un même geste: la reconnaissance de
l’importance du contexte, des implicites qu’il véhicule et du caractère dialogique de maint discours. En
outre, pour donner sens à l’apprentissage, au-delà d’une logique fonctionnaliste, il semble judicieux
d’aborder la littérature dans la perspective actionnelle définie par le Cadre européen commun de
référence pour les langues (2001), dont l’objectif est la formation d’un acteur social à travers la
pédagogie du projet.
Après avoir présenté le cadre général de l’analyse pragmatique et la visée actionnelle du Cadre
commun, nous aborderons plus spécifiquement la problématique de la lecture littéraire. Nous porterons
une attention sur un objet qui constitue un des enjeux clés pour l’enseignement du FLE/S aujourd’hui:
la lecture littéraire comme pratique. Nous traiterons de l’importance particulière en FLE/S de la
dialectique « participation- distanciation » et de la « lecture comme jeu ».
Précisons que les propositions qui suivent s’adressent à des professeurs de FLE/S qui donnent cours à
des adolescents ou à des adultes de niveau « moyen » ou « avancé ». Par ailleurs, comme nous avons
déjà eu l’occasion de l’écrire (Collès et Dufays 2003), notre conception de l’enseignement de la lecture
et de la littérature n’établit pas de frontière stricte entre les pratiques relevant du FLE/S et celles qui
concernent le français langue première (FL1): non seulement la séparation entre les deux publics nous
apparaît comme de plus en poreuse, mais en outre, nous avons la conviction que, malgré les
différences de compétences linguistiques, le rapport à la littérature qu’il s’agit de développer est
fondamentalement du même ordre quel que soit le public. Cela étant, nous insisterons néanmoins ici
sur les pratiques qui nous paraissent les plus adaptées aux aptitudes et aux attentes spécifiques du
public FLE/S.


Le statut pragmatique des textes littéraires
Déterminer le statut pragmatique d’un texte revient à dégager sa valeur illocutoire globale, l’intention
communicative qui le traverse et qui règle stratégiquement l’agencement de ses séquences. Comme
tout acte d’énonciation, le processus de l’oeuvre littéraire est soumis aux normes de l’interaction
verbale, mais il s’appuie sur les lois du discours sans s’y laisser enfermer. C’est qu’en effet le discours
littéraire comporte des rituels énonciatifs propres dont les genres sont les manifestations (Maingueneau
1994 et 2004). Que ce soit pour les légitimer ou les transgresser, un écrivain est toujours amené à se
situer par rapport à des conventions génériques. Dès lors, pour pouvoir interpréter correctement un
texte et y voir autre chose qu’une simple addition d’actes de parole élémentaires, le destinataire doit
commencer par comprendre de quel genre il relève ou il s’écarte. Ainsi, interpréter correctement un
proverbe, c’est y voir non seulement une assertion, mais aussi un genre de discours particulier où
l’énonciateur ne parle pas en son nom, où ce qu’il énonce est censé s’appliquer à la situation
d’énonciation, etc.
Certes, la littérature moderne ne cesse de transgresser les lois du discours – en particulier les
« maximes conversationnelles » relatives à la pertinence, à la longueur, etc. (Grice 1979) − et de
déjouer les contrats génériques. Mais cela n’empêche pas le destinataire de chercher, comme dans le
mécanisme du sous-entendu, une interprétation compatible avec les lois du discours ou du genre. Si,
par exemple, une oeuvre se complaît dans les évidences (transgressant la loi d’informativité), le lecteur
en imputera la volonté à l’auteur et tentera d’en trouver les raisons: ironie, dénonciation des
stéréotypes, etc. Autre exemple: de longues descriptions sont admises dans un roman naturaliste, mais
il en va tout autrement dans un roman à suspense traditionnel. Pour donner sens à ces transgressions,
beaucoup de lecteurs postuleront une distance entre sens manifeste et sens second(s) de l’oeuvre.
L’ensemble du texte leur apparaît alors comme un acte de langage indirect qui exige du destinataire la
recherche herméneutique de sens caché(s).
Les textes littéraires touchent des publics indéterminés dans le temps comme dans l’espace. Cette
décontextualisation est le corrélat de l’ambiguïté de l’oeuvre. La relative « clôture » du texte sur lui3
même fait éclater l’univocité de l’interprétation puisque les possibilités de connexion entre les unités
textuelles s’avèrent nombreuses. Ainsi, avec les théories de la réception, qui se sont surtout
développées depuis la fin des années 1970, s’est imposée l’idée selon laquelle la source de la
production de sens est moins le texte que le récepteur, moins l’objet produit que le sujet lisant (Iser
1985, Eco 1985, Dufays 1994). C’est donc au lecteur qu’il appartiendra de reconstruire les chaînes
anaphoriques, de combler les ellipses dans l’enchaînement des actions, de repérer les sous-entendus,
etc.
Le statut sémiotique de l’oeuvre littéraire requiert donc que le destinataire contribue à élaborer sa
signification. Pour ce faire, il dispose d’indices inscrits dans le texte lui-même, mais il peut aussi tenter
de restituer le contexte original de réception. Pour un élève d’aujourd’hui, a fortiori lorsqu’il est
allophone, ces deux opérations ne se font pas sans problème. Même si les cours d’histoire littéraire lui
demandent d’effectuer des recherches personnelles, celles-ci prennent beaucoup de temps et ne
peuvent pas se passer à un moment ou l’autre d’une structuration magistrale par le professeur. Quant à
la mise en relation des indices textuels, elle relève d’une analyse interne qui n’est pas plus aisée à
maîtriser pour les élèves, car même si l’oeuvre peut apparaître à certains égards comme un ensemble
clos, elle n’est jamais pour autant autosuffisante. Contrairement à ce qu’a pu laisser entendre l’analyse
structurale, le texte n’est pas seulement un jeu de signifiances internes; il est aussi absorption et
transformation d’une multiplicité d’autres textes. Les images surgies des mots appellent d’autres
images issues d’autres textes engendrés à d’autres époques, dans d’autres cultures (1). L’allusion est un
cas remarquable de ces codes culturels à l’oeuvre dans un texte. Comme telle, elle n’a pas de limite. Il
suffit, par exemple, qu’apparaisse le nom d’un personnage mythologique pour que, dans la mémoire de
certains lecteurs, se lèvent d’autres textes. L’allusion peut prendre de multiples formes, notamment la
citation, la parodie, le scénario… Mais d’autre part, seule l’« encyclopédie » du lecteur (Eco 1985),
c’est-à-dire sa mémoire culturelle lui permet de repérer et d’interpréter ces codes. Or chez l’apprenant
allophone – mais c’est aussi vrai de bien des adolescents francophones! –, celle-ci n’est pas très
étendue. Bien souvent, il lui est difficile, voire impossible, de déceler les intertextes.
En fonction de leur propre culture, les apprenants reçoivent ces textes de manière assez diversifiée.
Ces divergences peuvent apparaître comme une source d’échanges interculturels. Dominique
Maingueneau (1994: 35) y perçoit même une partie intégrante du plaisir que peut ressentir le lecteur,
« le déficit interprétatif étant compensé par exemple par un sentiment de dépaysement ». La tolérance
de Maingueneau est grande et pourrait être celle d’un professeur de FLE/S. Mais, pour l’un comme
pour l’autre, elle risque de devenir problématique si elle porte atteinte au « noyau sémantique » du
texte, c’est-à-dire aux éléments stables de la signification qui lui permettent d’être compris de manière
convergente par une communauté de lecteurs. A ce propos, certains théoriciens estiment que les textes
littéraires construisent eux-mêmes la manière dont ils doivent être lus en même temps qu’ils
déstabilisent d’une manière ou d’une autre les automatismes de lecture. D’où une situation « d’entredeux
» qui se répercute sur le lecteur. Celui-ci devrait tenir compte des indices textuels, mais il aurait
la liberté de les mettre en relation comme il l’entend. Pour accroître encore cette liberté, le professeur
peut tenter de donner à ses apprenants des techniques qui leur permettent de découvrir le plus d’indices
possible.


Analyse pragmatique: mode d’emploi
Dans son approche pragmatique du texte littéraire (Collès 1994), le professeur de FLE/S pourrait
montrer d’abord que l’examen du hors-texte (où il privilégierait les indices génériques) et de la
couverture renseigne sur le pacte noué avec son lecteur. La lecture de l’incipit confirmera ou non les
premières hypothèses (Genette 1983). Les apprenants étudieront ensuite le cadre énonciatif (qui parle
et selon quel point de vue? à qui s’adresse-t-il? de quoi parle-t-il et pourquoi? quelle attitude a-t-il par
rapport à son énoncé?...). On sera particulièrement attentif aux indices d’énonciation (embrayeurs,
modes et temps verbaux, indices d’opinion ou modalisations, modes de vision ou focalisations).
Les élèves pourraient ensuite être invités à identifier ces deux éléments majeurs du pacte de lecture que
sont le « type textuel » et le « genre littéraire ».
La notion de type textuel a été développée par Jean-Michel Adam (1992), pour qui un texte résulte
d’une mise en forme d’unités linguistiques obéissant à des règles d’organisation interne (cohésion,
cohérence). Après plusieurs essais de typologies plus fournies, Adam en est venu à distinguer cinq
« types textuels » de base: narratif, descriptif, explicatif, argumentatif et dialogal. Quant au discours, il
le définit comme une pratique concrète, un acte de communication inscrit dans une situation matérielle
et sociale. Différents types textuels peuvent ainsi se retrouver dans un même discours (un discours
publicitaire, par exemple, peut comporter les types narratif et descriptif). Avec les élèves, une des
premières opérations consistera dès lors à identifier tant le(s) type(s) textuel(s) que le type de discours
auquel on a affaire.
Par ailleurs, le discours littéraire, qui nous occupe ici, comporte une grande diversité de genres
(Canvat 1999). Comme celle des discours, la classification générique est hétérogène et repose sur des
critères variés, tels que l’intention communicative, les caractéristiques formelles, les marques
paratextuelles et thématiques. Pendant la lecture, le genre ne se donne pas toujours à percevoir tout de
suite, mais le professeur pourrait inviter les élèves à relever dès le début les indices typographiques qui
renvoient à tel ou tel macro-genre: densité du texte, division en paragraphes et en chapitres pour le
roman; alinéas, tirets, répétition du nom des personnages, découpage en scènes et en actes, indications
scéniques pour le théâtre; disposition spatiale du texte pour la poésie. La lecture de l’incipit devrait
permettre d’affiner d’emblée ces premières hypothèses et de déterminer par exemple si l’on affaire à
un roman réaliste, policier, fantastique, etc.
L’étape suivante pourrait consister à distinguer entre contenus explicites et implicites.
L’enseignant s’assurera d’abord que les apprenants ont bien saisi les contenus explicites du texte. S’il
s’agit d’un récit par exemple, il s’agira d’identifier les éléments objectifs tels que le cadre spatial, le
cadre temporel, les personnages et leurs interrelations et la trame narrative. Dans un second temps, les
élèves seront invités, à la suite d’une relecture attentive, à formuler une hypothèse sur le sens global du
récit en reliant entre eux les indices textuels perçus d’abord de manière disparate. En s’appuyant sur
leurs compétences linguistiques, logiques et rhétorico-pragmatiques (connaissance des lois du
discours), les apprenants essaieront de déduire les éléments qui sont implicites parce que supposés.
Soit par exemple la nouvelle de Fredric Brown « Cauchemar en rouge » (2). À première vue (sens
explicite), celle-ci relate l’histoire d’un homme qui est réveillé en pleine nuit par un bruit de cloche et
des secousses telluriques, et qui éprouve le besoin irrationnel de courir à travers un champ planté de
curieux poteaux, avant de disparaître dans la terre qui s’ouvre sous ses pieds. Leur compétence
rhétorico-pragmatique amènera les élèves à percevoir que cette histoire est insignifiante si on la lit
seulement au premier degré. Leur compétence logique, informée par leur « encyclopédie » culturelle,
les amènera dès lors à relever puis à relier entre eux des indices insolites (le bruit de cloches, le besoin
de courir que ressent le personnage, le champ planté de court poteaux tronqués, les secousses, le ciel
rouge, la disparition finale du personnage, l’apparition du mot « tilt ») qui leur permettront de
percevoir que le personnage-héros est ici assimilé à une boule lancée dans un immense jeu de flipper.
Une autre manière d’aller de l’explicite à l’implicite consistera à identifier des intertextes et à
s’interroger sur le statut qu’ils confèrent au texte. Mais comme il s’agira ici de tabler sur une
compétence encyclopédique, qui est forcément lacunaire chez les élèves, a fortiori s’il est question de
« réalités francophones », la lecture d’autres textes s’avèrera nécessaire. Le professeur fournira donc
les intertextes (ou du moins des fragments significatifs de ceux-ci) et montrera comment ils ont été
réinvestis par l’écrivain (s’il s’agit d’« hypotextes » qui ont été exploités sciemment) ou peuvent être
exploités par le lecteur pour donner un supplément de sens au texte. Ainsi, dans le cas de « Cauchemar
en rouge », la comparaison avec des textes de Kafka ou de Buzzati permettra de percevoir la nature
allégorique du récit, et de comprendre que l’assimilation du personnage à un boule de flipper pourrait
symboliser la dépendance de l’être humain par rapport à des logiques, des pouvoirs ou des machines
qui le dépassent. Certains intertextes pourront même être découverts par les apprenants eux-mêmes
grâce aux citations et aux renvois d’un bon dictionnaire de langue (Goldenstein 1990).


Une perspective actionnelle


Pour donner sens à l’apprentissage au-delà d’une optique purement fonctionnelle, il ne suffit pas
d’aborder le texte littéraire sous un angle pragmatique. Il importe aussi de l’inscrire dans une
perspective actionnelle. Christian Puren (2007) a essayé de tirer, pour l’enseignement de la littérature,
toutes les implications de la perspective actionnelle ébauchée dans le Cadre européen commun de
référence pour les langues (CECR) (2001) dont l’objectif est la formation d’« un acteur social » à
travers la pédagogie du projet.
Les enseignants utilisent depuis longtemps ces formes d’action sociale par la littérature que sont les
représentations de pièces de théâtre (cf. par exemple Masuy 2006) ou les lectures publiques de
poèmes. Dans ce cas, rien ni personne ne devrait empêcher de combiner pédagogie du projet et
simulation. Puren prend l’exemple d’un projet, supposé être présenté à un éditeur, d’édition illustrée
d’une nouvelle: les élèves devraient pour cela chercher et sélectionner les différentes illustrations, et se
mettre d’accord entre eux pour réaliser le montage correspondant. Dans cet exemple, comme sans
doute dans beaucoup d’autres qui pourraient être imaginés en simulation, la dimension
interdisciplinaire chère à Edgar Morin (1999) pourrait être envisagée (par une collaboration avec le
professeur d’arts plastiques par exemple). La publication finale sur Internet pourrait donner à cette
production des élèves une dimension de « réalité sociale » qui aiderait certainement à leur motivation.
Puren propose une typologie de l’analyse actionnelle des textes littéraires, c’est-à-dire une analyse des
textes en termes de tâches à réaliser par les élèves: paraphraser, analyser, interpréter, extrapoler,
comparer, réagir et transposer. Ces tâches peuvent être combinées sur un même document ou à
l’intérieur d’un même projet. Pour le choix et le montage des illustrations d’une nouvelle, par exemple,
l’enseignant de FLE/S pourra proposer d’abord à ses élèves une approche pragmatique de ces textes
qui leur permette de bien comprendre leur cohésion et leur progression internes, leurs implicites et
connotations, mais la « logique du projet » voudrait qu’il ne propose qu’une explication partielle
limitée aux seules tâches indispensables pour le projet.
L’idéal serait que ces différentes étapes soient prises en charge par les élèves eux-mêmes avec l’aide
du professeur, et donc qu’ils se posent les questions suivantes: Pourquoi allons-nous maintenant faire
une explication de texte? Quel texte allons-nous choisir et sur quels critères? Quelle tâche allons-nous
réaliser sur ce texte et pourquoi? Quels moyens allons-nous nous donner pour le faire? Combien de
temps nous donnons-nous? Qui se charge de quoi?, etc. C’est en effet en s’impliquant eux-mêmes que
les élèves feront en sorte que le dire scolaire sur le texte littéraire devienne un véritable faire social.
C’est en suscitant de tels projets et de tels questionnements que l’école pourra relever le défi du sens et
faire de la littérature un bien symbolique de première nécessité.


Quel rapport à la littérature ?


S’il nous est permis maintenant d’aller plus loin et de nous interroger sur le rapport à la littérature qu’il
s’agirait de susciter dans le cadre de l’enseignement du FLE/S, nous commencerons par dire que la
première mission qui incombe au professeur est d’élucider son propre rapport à la litérature. Il nous
semble clair en effet que, si la conception qu’on a de l’enseignement-apprentissage en général – en
l’occurrence, en ce qui nous concerne, la perspective pragmatique et actionnelle – influence la manière
dont on travaille la littérature, à l’inverse, la conception qu’on a de la littérature a un impact assez
direct sur la manière dont on va l’enseigner.
Or il existe diverses conceptions de la littérature. Nous voudrions ici en évoquer trois et nous demander
à quel mode d’enseignement-apprentissage elles peuvent correspondre dans le contexte du FLE/S.
Une première conception considère la littérature comme une matrice transtextuelle, un ensemble de
textes « prototypiques » qui rayonnent dans d’autres textes et d’autres productions culturelles. Les
notions clés ici sont celles de texte classique, de chef-d’oeuvre ou encore de patrimoine. Enseigner la
littérature dans cette perspective revient d’abord à donner accès à un maximum de ces textes qui
modifient et/ou nourrissent le rapport au langage et au monde d’une collectivité. Plutôt que
l’apprentissage de techniques de lecture, ce qui prime, c’est la lecture et la connaissance des oeuvres
elles-mêmes, de Rabelais à Camus en passant par Montaigne, Molière, Racine, Voltaire, Balzac, Zola,
Proust, etc. Cette perspective, dont Todorov (2007) vient de rappeler le caractère prioritaire, est, à
notre sens, fondamentale dans l’enseignement du FL1, où elle devrait constituer le fil rouge de toute la
formation littéraire. Il est cependant impossible de lui accorder le même poids en FLE/S en raison du
temps et de l’investissement considérables qu’elle requiert de la part de l’apprenant.
Une autre approche, qui nous semble complémentaire de la première, est celle qui définit la littérature
comme un rapport particulier à l’écriture, et plus précisément comme un rapport particulier avec les
stéréotypes, de forme et/ou de contenu, dont, comme le disait Barthes (3), toute écriture est forcément
amenée à faire usage (cf. Dufays 1994). Dans cette perspective, le travail avec les élèves consistera
notamment à leur faire comprendre la différence entre les écritures « classiques » ou du premier degré,
qui visent avant tout à se conformer à les lois d’un genre ou d’un courant, les écritures « modernes » ou
du second degré, qui visent au contraire l’écart, la subversion ou la transgression, et les écritures
« postmodernes » ou du troisième degré, qui oscillent entre les deux postures précitées. Cette approche
de la littérature nous paraît davantage accessible et intéressante à privilégier avec les élèves de FLE/S
dans la mesure où elle les familiarise avec une clé fondamentale du jugement esthétique et leur permet
de comparer des modes d’écriture qu’ils découvrent dans la langue cible avec ceux qu’ils se sont déjà
appropriés dans leur langue maternelle.
Cette approche fondée sur l’écriture littéraire nous semble cependant avoir une limite dans la mesure
où elle ne prend pas en compte centralement l’activité lectrice de l’élève. Elle amène bien celui-ci à
s’interroger sur le mode d’énonciation des oeuvres et sur leurs choix esthétiques, mais elle n’attire pas
son attention sur les démarches que lui-même peut développer pour tirer de sa lecture un maximum de
profit et de plaisirs.
C’est en partie pour dépasser cette impasse que la notion de « lecture littéraire » a été développée
depuis une quinzaine d’années tant en FLE/S qu’en FL1 (cf. notamment Tauveron 2002, Dufays,
Gemenne et Ledur 2005) : l’enjeu est ici de travailler sur les pratiques effectives de lecture des élèves,
et plus particulièrement sur celles qui semblent comporter une dimension esthétique et/ou s’adapter au
statut spécifique du texte littéraire. Cependant, cette notion s’avère elle-même problématique dans la
mesure où elle fait l’objet aujourd’hui d’au moins quatre conceptions distinctes. Examinons-les tour à
tour.


Quatre conceptions de la « lecture littéraire »


La première conception ne relève de la lecture littéraire que par son nom : dans les faits, elle se résume
simplement à une analyse des oeuvres littéraires, et ne s’intéresse guère à l’acte de lecture comme tel.
C’est là une conception hélas assez courante, qui utilise abusivement l’expression « lecture littéraire »
pour désigner des pratiques de commentaire traditionnel dont l’enseignant reste le seul responsable. On
aura compris que, pour notre part, ces pratiques ne nous intéressent guère, a fortiori dans le cadre du
FLE/S.
Une deuxième conception assimile la lecture littéraire à la participation psychoaffective aux contenus
référentiels du texte. Couramment pratiquée par certains enseignants, elle se rapproche des pratiques
pédagogiques suscitées par Daniel Pennac (1992) dans Comme un roman, par le professeur Keating
dans le film de Peter Weir Le cercle des poètes disparus, ou encore par Christian Poslaniec dans le
cadre de ses « ateliers-lecture ». L’objectif ici est de faire vivre aux élèves une « lecture plaisir »,
directement gratifiante, où le texte sert d’abord de support pour des satisfactions émotionnelles qui
valorisent l’imaginaire, l’identification, et qui relèvent de l’instance lectrice que Picard (1986) nomme
le lu et Jouve (1999) le lisant. Dans ce cas, l’enseignant devient tout à tour conteur et organisateur
d’espaces, d’ambiances, de moments propices à des expériences de plaisir collectif. Ce faisant, il met
en oeuvre des gestes qui, paradoxalement, déscolarisent la lecture, la rapprochent d’une pratique sociale
ordinaire: des veillées autour du conteur ou du parent qui lit une histoire... Au même titre que les
médiations sociales que l’on peut mettre en place autour de l’univers du livre (échange de livres, visites
de librairies ou de bibliothèques, rencontre d’écrivains...), ces gestes ont plus une valeur propédeutique,
préparatoire, qu’une valeur d’apprentissage de la littérature, mais ils nous paraissent particulièrement
essentiels dans le contexte du FLE/S parce qu’ils plongent l’élève «en immersion » dans les textes, et
favorisent par là un contact intensif avec la langue cible.
La troisième conception est celle de la lecture littéraire comme distanciation critique, analytique. Ici,
au contraire, on privilégie l’exercice de la raison, de l’analyse des fonctionnements des textes, et on
aborde ceux-ci au départ des codes, des stéréotypes, des régularités qu’il s’agit de décrypter. La
centration se fait sur l’instance lecturale que Picard et Jouve nomment le lectant, et l’élément clé est
l’accès du lecteur à la symbolisation. Pour autant qu’elle soit bien centrée sur la réception effective des
élèves, cette conception de la lecture littéraire peut inclure la perspective pragmatique dont nous avons
parlé plus haut, de même qu’elle peut intégrer les techniques de l’analyse structurale, de l’analyse
thématique, de l’analyse historique ou sociologique, de l’analyse intertextuelle ou hypertextuelle, de
l’analyse psychologique ou biographique, de l’analyse mythocritique, ou encore de la lecture plurielle,
qui combine plusieurs des analyses précitées. Mais cette lecture analytique peut surtout se réaliser selon
différentes modalités, qui vont de l’analyse écrite individuelle au « cercle de lecture » interactif en
passant par l’analyse orale collective, le dévoilement progressif ou encore le journal de lecture (pour
une illustration de ces différentes modalités, cf. Tauveron 2002).
Parmi ces pratiques, celle du dévoilement progressif nous semble particulièrement intéressante à
préconiser dans le cadre du FLE/S. Ce dispositif ludique et motivant, dont le fonctionnement a été
explicité dans le livre Pour une lecture littéraire (Dufays, Gemenne et Ledur 2005), consiste à
découper la lecture d’un texte narratif bref en plusieurs parties successives en effectuant pour chaque
partie un « arrêt sur image », qui amène les élèves à s’interroger collectivement sur le sens et les
valeurs du texte qu’ils sont en train de lire. Initier les élèves à une telle démarche revient à les rendre
conscients qu'en lisant, ils effectuent des hypothèses, recourent à certains types de codes et ont la
possibilité, ce faisant, de privilégier différents modes de lecture. C'est dans la mesure où ils acquièrent
cette lucidité qu'ils deviennent capables de vraiment « jouer » avec les codes et les stéréotypies qu'ils
maîtrisent, de faire de leur lecture un véritable game selon les termes de Michel Picard (1986).
Au travers de ces divers dispositifs, le but premier de l’enseignant est de susciter chez les élèves une
mise à distance critique du texte (par des questions adéquates, des consignes qui suscitent la recherche,
la production d’inférences) et de leurs propres processus de lecture: il s’agit de les faire accéder à la
réflexivité et à la métacognition, c’est-à-dire à un retour sur l’activité qui leur permet de mieux
comprendre comment ils fonctionnent. Le travail didactique consiste à susciter des moments de retour
sur les lectures et d’explicitation, orale ou écrite, personnelle ou collective, en classe ou à domicile, de
ces retours.
L’enjeu de cette pratique est qu’elle permet au sujet lecteur d’accéder à la compréhension de ses
propres pratiques, et par là d’acquérir plus de maîtrise de celles-ci. La limite est que, si on ne fait que
cela, la lecture se réduit à un exercice intellectuel et réflexif, au détriment des plaisirs émotionnels qui
sont la source première du besoin de lire. Pour cette raison, il paraît fondamental de se fonder sur une
conception de la lecture littéraire plus intégrée et plus didactique. On en vient ainsi à la quatrième
conception, celle de la lecture littéraire comme va-et-vient dialectique, comme jeu lié à un « espace
transitionnel » double, conception inspirée de Picard, qui s’inspire lui-même de Winnicott. Cette
conception combine les deux précédentes puisqu’elle valorise à la fois le rapport psychoaffectif au
texte et la distance réflexive. Ce faisant, elle invite l’enseignant à alterner des gestes très différents, en
concevant ceux-ci comme complémentaires: d’un côté, ménager les espaces, les mouvements, les
ambiances, de l’autre, choisir les textes emblématiques des apprentissages visés, formuler les questions
et les consignes adéquates...


La littérature en FLE/S, une question de gestes

En guise de conclusion, nous voudrions souligner que les deux approches de la littérature dont nous
avons ici analysé les démarches et les enjeux requièrent de la part de l’enseignant de FLE/S un certain
nombre de choix et de démarches communes. En l’occurrence, tant l’approche pragmatique et
actionnelle que la mise en oeuvre de la lecture littéraire comme va-et-vient dialectique nous paraissent
indisssociables de cinq « gestes professionnels » fondamentaux :
- identifier les difficultés et la « zone de développement proche » des élèves en matière de
lecture, c’est-à-dire le niveau de compréhension et d’interprétation qu’ils ne sont pas encore
capables d’atteindre seuls mais qu’ils pourraient atteindre avec l’aide de l’enseignant ;
- choisir des textes adéquats, suffisamment « résistants » pour que la lecture s’avère productive,
mais en même temps suffisamment « motivants » pour que l’effort nécessaire à ce travail puisse
être fourni ;
- inscrire chaque activité de lecture dans le cadre d’un projet dont le sens a été négocié ou
explicité avec les apprenants ;
- susciter, par un jeu de questions adéquat, un travail de compréhension des éléments explicites
du texte (par exemple, dans le cas d’un récit : perception du cadre spatial et temporel, saisie des
personnages et de leurs relations, perception de la trame narrative) ;
- et enfin, par des dispositifs variés (comme le dévoilement progressif), susciter un
questionnement qui permette aux apprenant de développer un réel travail d’interprétation.
C’est là un vaste programme, nous dira-t-on. Sans doute, mais l’enjeu n’en vaut-il pas la chandelle ?

Notes:
1 - R. Barthes a montré qu’un code se prolonge indéfiniment « dans la masse du déjà écrit », qu’il est « un point de fuite »
(Barthes 1970 : 28, 164).
2 - In Fantômes et farfafouilles, traduit de l’américain par Jean Sendy, Paris, Denoël, 1963 (Présence du futur, 65), pp. 30-32.
3 - « En chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue »
(Barthes 1978 : 15).


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