Nouvelle version remanièe et complétée
Je dois le retrouver, voilà tout ce que je puis dire et faire. Ces notes ont été commencées au moment où j'ai su son existence avec certitude. Au premier jour de l'hiver, j'aurais pourtant dû comprendre qu'il ne fallait pas aller plus loin. Quand je dis hiver, sachez qu'il dure pour moi depuis plus de vingt ans malgré quelques éclaircies, depuis le moment où j'ai décidé de suivre la piste du livre.
Ce livre est une clé, une simple clé. Celui qui m'en a parlé le premier a juré qu'il est écrit dans n'importe quelle langue et aucune car telle est sa grandeur, telle est sa puissance, qu'il s'adapte à celui qui le lit indépendamment de son langage et de son niveau de compréhension.
Je ne suis pas si vieux si l'on se réfère aux critères contemporains. A cinquante ans, un homme est encore capable de tenir les rênes du futur. Et je me retrouve là, devant cette pente que je sais ne pouvoir jamais remonter.
Je cherche une clé. Voilà ce à quoi j'ai passé de si longues années. D'une obscure revue en ligne intitulée Metagnosisme à cet hôtel sombre au fond du dix-huitième arrondissement de Paris, je l'ai cherchée. Certains cherchent une femme, d'autre la fortune, moi c'est ce livre.
Le site en parlait malheureusement par ouï-dire, mais d'une façon à la fois incrédule et initiée qui éveilla mon œil pourtant expert en baudruches rhétoriques. Il s'étendait peu sur le contenu, sauf pour souligner qu'il n'avait jamais eu connaissance d'un ouvrage empli d'une telle substance. Quelque chose comme une somme sans en être totalement une, au large des canons de la dialectique usuelle. Oui, quasiment étranger à notre entendement, mais propre à l'éveiller à une dimension anthropologique fondamentale. Une clé, je l'ai dit. J'avais cru à ce moment-là qu'il s'agissait d'un de ces sésames spirituels, d'un metatexte nouveau censé apporter un éclairage inouï à la compréhension du monde, ou restituer des compréhensions ancestrales et inédites.
Je me nomme Daniel Delasalle, et je suis professeur de littérature comparée. Un universitaire qui fut prometteur, certes. Mais déjà, depuis quelques années, je désespérais du concept, de la thèse qui me ferait reconnaître, m’assoirait dans un des fauteuils réservés aux figures incontestées. Dans cette première lecture, indirecte, du livre j'entrevis une possibilité, un paradigme de pensée nouveau, à développer pour mon propre compte. Pour mon avenir et pour l'aventure, j'ai commencé à chercher.
Je doutais, bien sûr, tel est mon métier. Cependant, l'ébauche synthétique esquissée et les relations de paternité qu'entretenait manifestement cet écrit avec la plupart des textes gnostiques connus, m'avaient stimulé, sinon je ne me serais pas lancé dans cette quête. L'ouvrage était ancien, bien antérieur aux moines hollandais qui l'avaient conservé aux travers de plusieurs guerres et de plusieurs générations. La recension qu'en faisait un noble flamand du 17ème siècle dont le nom m'était inconnu me parut tout à fait crédible au regard de ce que j'appris de l'époque et des pairs qu'il citait pour appuyer ses affirmations quant à la présentation du livre et la spécificité de sa révélation. Mais qu'en était-il du fond, de la chose même, de ce récit, de cette analyse ?...
J'ai peu à peu délaissé enseignement et publications pour me consacrer à cet objet d'autant plus obsédant qu'il se refusait à toute localisation, toute certitude quand à sa réalité même. Ma vie m'échappait comme un rêve repoussé par le réel. Je finis par quitter l'université, au grand soulagement de la direction et même de mes pairs, déçus et effrayés de voir un esprit promis à un déploiement honorable s'enfoncer dans une recherche aussi délirante que vaine. Je ne saurais qualifier les voies de la destinée, à vrai dire je n'ose y réfléchir. Par malheur mes parents décédèrent peu après dans un stupide accident de la circulation et je me retrouvai, en tant que fils unique, légataire de biens qui me permirent de vivre chichement tout en poursuivant mes recherches.
On m'en a parlé de la manière la plus définitive à Helsinki, il y a de cela quinze ans. Une anthropologue locale versée dans le chamanisme, dans un anglais approximatif, m'a assuré avoir rencontré un maître au fin fond d'une tribu reculée des forêts brésiliennes qui avait lu, pour partie, le livre. Il s'agissait, d'après elle, d'une sorte de chant polyphonique dont la circularité mettait à rude épreuve ceux qui l'abordait sans préparation. Étaient enchâssés dans le texte des codes référant au langage unique et générique de l'humanité. L'esprit devait se préparer à cela ou enfourcher des formes de folie reléguant la sociopathie au rang d'humble plaisanterie. J'ai lu de la peur dans ses yeux quand je l'ai pressée de me donner plus de précisions. Elle est partie, prétextant je ne sais quelle obligation et je ne l'ai pas revue.
On m'en a parlé à Portland, quelques années après. L'homme qui le fit était un gangster notoire et un féru de magie. Comment avait-il entendu parler du livre, il ne voulut pas me le révéler. Je n'insistais pas et sa vanité emprunta le chemin jusqu'à moi. Sans doute parce que j'étais français et apparemment obsédé par quelque chose qu'il pouvait comprendre, il me confia que l'ouvrage était maintenant dans les mains du Vatican. Il avait pu circonvenir un évêque qui lui devait une grosse somme. L'homme lui avait révélé, non sans hésitation, qu'il ne fallait surtout pas que cet ouvrage tombe dans les mains du grand public. Il en allait du salut de l'humanité. Je me souviens qu'il ricana et que je me sentis las, soudain. Peut-être était-ce l'effet de la pipe d'opium que nous partagions. Quoiqu'il en soit, par vantardise, il ajouta que l'homme d'église s'était largement mis à table moyennant quelques liasses persuasives et deux ou trois menaces peu voilées.
Le livre contait l'histoire d'un homme qui s'était enfoncé dans les régions les plus inhospitalières d'Afrique, où vivent des tribus aux coutumes étrangères à la civilisation telle que nous pouvons la concevoir, avec des connaissances que d'aucuns trouveraient absolument infamantes et d'autres parfaitement miraculeuses. La narratrice relatant les aventures de cet homme intrépide s'astreint à ne pas révéler directement les événements, mais propose une sorte de fable où aventures, pensées et découvertes de l'homme s'entremêlent dans un dédale textuel initiatique. Des passages entiers du livre apparaîtraient parfois sans raison, d'autres s'effaceraient de la mémoire et peut-être du livre, sans prévenir.
Quoiqu'il en soit, le truand me confessa qu'il faillit perdre l'esprit quand il put lire le passage que l’évêque avait obtenu et lui avait montré, là aussi au prix d'une ferme persuasion.
Je ne sais si ce bandit érudit possédait cet extrait, ni même s'il avait une idée de l'endroit où dormait le livre. Il y avait des limites à ce que je pouvais obtenir de lui. Son visage s'est perdu dans ma mémoire, depuis, mais je me souviens très bien l'avoir laissé derrière moi ricanant, sans doute fier d'avoir chamboulé un peu plus l'esprit de ce français égaré.
Cela fait très exactement trois ans que Luther Diamantino m'a fait franchir un seuil. Par bonheur j'avais encore, à ce moment-là, l'oreille du président de l'Université Libre de Bruxelles. Il avait contacté Diamantino car il savait la forte inclination du personnage pour l'étrange, les limites, les portes menant sur un autre ordre de connaissance et peut-être d'existence. Connaissant l'esprit large et libre du président je ne fus ni inquiet ni gêné qu'il lui parle de moi et de ma recherche. Je veux croire qu'il était simplement lié à Diamantino par quelques goûts communs.
Ce personnage, officiellement gérait le Blackbone Fund, réputé pour ses bénéfices et sa clientèle particulière. Il se murmurait dans quelques arrières-salles aux petites heures hagardes qu'il blanchissait également l'argent pour un cartel colombien. Quoiqu'il en fut, c'était un homme fortuné et fantasque qui joua avec moi plusieurs semaines, reportant les rendez-vous ou faisant étalage d'une méfiance que je jugeais, à ce moment, paranoïaque. Mais il m'apporta la preuve la plus stupéfiante de l'existence et du pouvoir du livre.
Un soir où je pensais la journée encore bredouille, il m'en récita une partie, une minuscule partie. Dans le sous-sol aménagé de son immeuble où nous inventorions ses trésors, il s'arrêta sur une photo floue représentant un homme au regard très particulier tenant un livre à la main. Diamantino posa instantanément sa cape de dandy supérieur. Il semblait à la fois préparé à l'impact de la photo et incapable d'y résister. Soudain, il se leva pour se mettre à déclamer quelques minutes durant, avant de se rasseoir, l'air égaré. Cette lecture eut deux conséquences absolument indéniables, j'en jurerais sur ma tête.
Stricto sensu, je ne compris rien à ce que j'entendis. Mais je sus immédiatement qu'il me livrait un fragment du livre, avec cet instinct supra-sensible qui s'éveille en des circonstances tout à fait exceptionnelles.
Le deuxième élément stupéfiant relève du paradoxe. Je n'ai rien traduit, rien assimilé du fragment que m'a livré Diamantino, mais j'ai compris absolument tout, à la façon dont je comprends certaines toiles qui m'ont parlé dans les musées où elles nous livrent leurs singuliers messages. Seul l'inconscient connaît, reconnaît. Ou plus sûrement quelque autre part de la conscience que nous n'avons pas avons encore cartographiée car il est trop tôt ; on ne peut livrer un bathyscaphe à un enfant. Elle forme sans doute la matière profonde de nos cerveaux intoxiqués par le rêve éveillé quotidien. Aujourd'hui, je sais. Enfin, je sais que j'ai su et, même si tout cela me semble parfois le rêve d'un autre, quelque chose en moi demeure ouvert à un niveau de réalité, je n'ose dire d'évolution tout à fait différent de ce que l'homme peut encore connaître. Les seuls mots qui peuvent traduire mon sentiment ont été exprimés par Heidegger si je me souviens bien, disant que les hommes contrairement aux animaux, vivent dans l'ouvert. Voilà, je suis humblement et secrètement, dans l'ouvert.
Je sais également que j'ai vu Diamantino debout non seulement à ce moment mais à d'autres, en même temps. Mon esprit, mon cœur, les deux peut-être observaient l'ici et l'ailleurs, le maintenant et l'hier comme s'il ne s'agissait que des formes d'une même réalité ou l'alpha et l’oméga n'avaient plus cours. En tous cas, je n'ai jamais vu un humain portant de tels habits et je peux certifier que sa tête dominait des montagnes d'hommes en transe à ses pieds. Pour eux, sa langue dénouait manifestement la linéarité du temps qui nous afflige. Tandis que j'absorbais les miettes du livre, je vis clairement que son visage n'avait rien d'humain, quoique la beauté qui en émanait s'avérât presque insoutenable.
Tout cela ne s'est jamais arrêté, dans ma tête du moins. Mais au matin qui vint éteindre les échos de la nuit je sentis la perte et le baume que m'apportait le silence. J'étais assis, affalé plutôt. Je ne le voyais pas, mais Diamantino était là. Il me dit : «Le livre est entre les mains de Natacha von Repmann, petite fille d'Hermann Goering, maintenant à la rue. Moi-même je ne sais comment elle l'a en sa possession, mais j'ai eu assez de preuves directes et indirectes pour en être certain. Également certain de ne pouvoir aller à sa recherche. Il est temps pour moi de faire autre chose. » Je frissonnai, sous l'effet d'un souffle glacé, ou très doux peut-être, venu de nulle part. Je me levai pour le rejoindre.
Il frotta son visage creusé comme le lit d'un glacier et ajouta « Ils sont à sa recherche. Depuis toujours ils le cherchent et ceux qui le portent. Je parle des autorités et je parle de ce qui est derrière les autorités...Natacha a été imprudente. Elle croyait que le livre la protégerait. Il ne fait qu'ouvrir une porte dans la paroi de la caverne... Dépêchez-vous, vous êtes celui qui ressemble le plus à ce qu'on peut appeler un élu, même si ce vocabulaire doit sembler risible à ceux... ». Il ne finit jamais sa phrase mais me donna un bout de papier.
Natacha Repmann puait dans le carton où elle s'était réfugiée un soir d'hiver particulièrement brutal avec ceux que le monde laisse à la merci d'une nature que d'ordinaire il domestique. Je reconnus facilement son profil droit, ce profil altier et cependant jouisseur, prêt à fléchir, à dériver vers l’abîme. L'autre était écrasé par un coup qui ne souhaitait pas de réplique. Évidemment, nulle trace du livre. Effondré, j'entendis un bruit de voiture. Le grondement du moteur rebondissait déjà dans la cour où j'avais débusqué en vain Natacha. Impossible de la fouiller. Je m'enfuis.
Rouen, le 19/03
M. le Commissaire Faumasson
Division Centrale d'Investigation Criminelle
Inspecteur Arsène Dorfèvre – section HCE-DCIC
Affaire 1-57-A Delassalle – Repman
Objet : rapport d'enquête
Monsieur le Commissaire,
Suite aux investigations menées par l'agent Ward et moi-même, nous avons réussi à retrouver l'ex-enseignant d'université. Je me permets de vous rappeler que celui-ci avait été mentionnée par Diamantino, en marge de l'enquête « Colombie transfert ». Vous n'êtes pas sans savoir que nous n'avons jamais pu établir l'implication de ce truand dans le trafic de cocaïne avec la Colombie et nous sommes prêt à saisir la moindre occasion pour en savoir plus, notamment sur sa place dans la hiérarchie du crime organisé.
Diamantino est introuvable, mais nous avons fouillé son appartement et trouvé trace du passage de Delassalle que nous avons suivis sans nous faire repérer. Il a eut plusieurs échanges avec des individus peu ou pas connus de nos services, souvent des libraires, ou des érudits marginaux. Pas de contact de près ou de loin avec des cibles déjà fixées ni de parcours prédisant une potentielle dérive vers des actes criminels. L'homme est un excentrique monomaniaque. Profil d'intellectuel assez courant, donc.
C'est en reprenant la filature lâche à sa suite que nous sommes tombés, avant-hier, sur Natacha Von Repman. Il s'agit d'une SDF qui descendait d'Herman Goering dont vous connaissez les fonctions centrales par lui occupées dans l'Allemagne nazie. Plus exactement, il s'agissait de sa petite-fille. Nous avons retrouvé son cadavre, assez abîmé. Des marques semble-il rituelles et un espèce de produit inconnu projeté sur l'ensemble du corps. Delassalle ne paraissait pas en cause, son profil n'est pas celui d'un tueur et il n'est membre d'aucune organisation juive, à notre connaissance.
L'examen approfondi des alentours de la scène du crime nous a fait également découvrir un espèce de livre dont les feuilles sont tenues par des ficelles. L'objet, ancien apparemment, était caché dans une boite en plomb, hermétique, enterrée pas loin du cadavre. Delassalle n'était pas sur place, mais la caméra de surveillance d'un hypermarché proche nous a permis d'établir qu'il parlait avec N. Von Repmann moins d'une heure avant le crime. Crime dont la caméra n'a gardé nulle trace, l'enregistrement étant interrompu peu avant pour des raisons que la scientifique nous expliquera peut-être.
Nous avons rapidement retrouvé la trace de Delassalle, qui ne cherchait pas à se cacher. Quand nous sommes arrivés à l'appartement meublé qu'il avait loué pour deux semaines, il fumait encore. Un incendie l'a ravagé et l'universitaire en rupture de ban a disparu. On a trouvé des traces de sang qui pourraient lui appartenir et le carnet de notes où il relate ses recherches. Il se trouve que le bouquin qu'il désire est sans doute celui que nous avons découvert. Pour ma part, je n'ai rien noté de spécial à ce tas de feuilles jaunâtres et friables, si ce n'est qu'elles sont rédigées dans une langue inconnue et que l'encre ne bave pas sur le papier. On dirait donc une espèce de photocopie très très ancienne. Les services scientifiques qui l’examinent ont conclu qu'il s'agissait sans doute d'un dialecte employé environ deux mille ans avant notre ère, sans aucune certitude quant à son origine géographique. Inutile de préciser qu'il n'en ont pas traduit un seul signe.
D'après Toubert, le directeur délégué, les signes employés semblent refléter ceux utilisés par les langues mortes connues et même par certaines langues vivantes. Un objet d'étonnement, d'après lui : certains graphismes, observés à fort grossissement, suggèrent qu'ils ne seraient que des déclinaisons de graphismes comparables utilisés dans les langues vivantes. En clair, les « lettres » de ce dialecte auraient des formes plus évoluées que les différents alphabets utilisés et leur seraient donc postérieures.
Quoiqu'il en soit, nous ne sommes pas plus avancés pour ce qui est de l'enquête. Von Repman est morte sans raison et Delassalle a disparu, sans raison également...En attendant votre retour, je vais faire le rapport complet de l'affaire et tenter de retrouver Delasalle. Je crois que cette fois il pourrait peut-être nous dire quelque chose d'important, car il s'est débrouillé pour disparaître efficacement, cette fois. C'est assez troublant, vous ne trouvez pas ?...En tous cas, j'ai mis l'équipe entière sur le coup.
Dernière chose. Toubert a décidé de cesser les analyses. Le consensus serait total avec son équipe, si un Un de ses membres, un jeune assistant de recherche ne s'était pas pris d'une passion pour l'espèce de papyrus qu'on leur a apporté.
L'homme aurait mené des expériences hors protocole habituel et sans en référer à Toubert. Il aurait même quitté le service clandestinement. Ce qui est plus troublant – quoique anecdotique, puisque les travaux et les conclusions de cette équipe ne feront plus avancer les nôtres – c'est que l'individu a réussi, avant de s'enfuir on ignore où, à dérober le papyrus qui était avec d'autres pièces à conviction confidentielles, dans une salle fermée par une serrure chiffrée, avec un gardien à la porte. Le gardien pourrait peut-être nous éclairer mais il a été choqué par l'incident dont il fut victime, croit-on. L’hôpital où il a été admis nous assure qu'il n'est capable aujourd'hui que de répéter avec une rare constance : « la clé ».
FIN