A la fin du XIXè siècle, des milliers de français apprennent, dans une publication périodique : Le diable au XIXè siècle, que Lucifer se manifeste dans le temple d’une secte maçonnique nord américaine, le Palladium. L’auteur de cette revue est formel : Lucifer est le Grand-Maître secret de la franc-maçonnerie et il se livre aux pires horreurs dans la pénombre des arrières loges Les francs-maçons adorent 44 435 633 démons et un horrible diablotin porte aux frères les convocations aux réunions maçonniques37.
Qui est l’auteur d’une information si extraordinaire ? Un mystificateur de génie, un roi du canular, Léo Taxil. Son nom figure bien dans les dictionnaires français du début du XXè siècle 38 mais rarement dans les anthologies de littérature française :
Taxil (Gabriel-Antoine Jogand-Pagès, dit Léo). Homme de lettres, né à Marseille en 1854. Il attaqua tour à tour le clergé et les libres-penseurs, dans des ouvrages aussi peu dignes de foi les uns que les autres. Il est le triste héros d’une mystification basée sur le palladisme, mystification dans laquelle il se fit aider par une anglaise nommée Diana Vaughan, et qui avait fini par tourner à la confusion de son auteur
Les canulars monumentaux de Taxil ont survécu mais leur auteur est mort oublié de tous.
Léo Taxil, de son vrai nom Gabriel Jogand-Pagès est né en 1854 à Marseille, dans l’arrière-boutique d’un ferblantier. Son père, membre du Cercle religieux de Marseille, voulait faire de sa progéniture un bon pilier de sacristie, tout comme Maurice, son deuxième fils, qui deviendra romancier.
Le jour de sa première communion, le petit Gabriel s’enferma durant trois jours dans une retraite inaccessible. Il priait, pleurait et chantait des cantiques. Pour varier ses distractions, il s’administrait des coups de discipline et se cognait la tête contre les murs39. Ce fut au point que ses parents en conçurent une inquiétude sérieuse. Ils forcèrent la retraite de Gabriel et en
apercevant les auteurs de ses jours, l’enfant se précipita à leurs pieds qu’il embrassa frénétiquement. Cet épisode émut la tante de Gabriel qui déclara : Quand on a fait une première communion comme cela, on peut s’égarer un instant, mais on revient toujours dans le bon chemin 40. Le bon chemin était pour elle la religion catholique et elle aurait été fort déçue si elle avait connu l’avenir de son neveu.
Gabriel fut envoyé chez les jésuites, près de Lyon où l’année scolaire 1867-1868 devait lui permettre de faire sa première rencontre avec " le diable ". En effet, un voisin de dortoir lui avait murmuré quelques révélations sur la franc-maçonnerie. Son père était franc-maçon et selon lui, ce que disaient les jésuites à propos de la Maçonnerie était faux. Les francs-maçons étaient loin de ressembler à des sectateurs de Satan. Gabriel fut étonné d’une telle information et voulut savoir pour quelle raison le père de son voisin avait inscrit son fils dans une école de curés. Le camarade du petit Jogand-Pagès lui répondit que son père avait voulu le préserver de la promiscuité, prétendue, de l’école communale.
Gabriel se vit proposer un livre sur la franc-maçonnerie par son voisin de dortoir qui, décidément, ne cessait de le surprendre. L’ouvrage en question était un opuscule de Mgr de Ségur, Les Francs-Maçons : ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils veulent édité à Paris en 1867. Gabriel y apprit que les francs-maçons étaient 1 600 000 en France et se retrouvaient la nuit dans des " arrière-loges " pour y célébrer des messes noires. Fort intrigué par le livre écrit par le fils de la célèbre comtesse, il en tira un résumé. Malheureusement, sa première critique littéraire fut découverte et le supérieur de l’école l’interrogea, en présence du père de l’enfant. Fort mal à l’aise dans l’interrogatoire, Gabriel était en train de forger une rancoeur contre les curés, elle ne cesserait de croître avec le temps. Parallèlement à son attirance pour la franc-maçonnerie, le jeune Jogand-Pagès se passionne pour le journalisme et dirige la revue de son collège Le Type. M.F. James signale dans son ouvrage Esotérisme, occultisme, franc-maçonnerie et christianisme au XIXè et XX ème siècles (1981) qu’ il s’occupe aussi de politiser ses jeunes camarades 41 .
L’arrogance de Gabriel devait le faire renvoyer de collèges en lycées, ce qui renforça sa rage contre la religion. Au cours de l’été 1868, Gabriel Jogand-pagès se prend de passion pour La Lanterne, le journal d’Henri Rochefort qui déplait tant à l’empereur. Jogand-Pagès ira jusqu’à rencontrer des radicaux tels que Royannez et Simon Weil, il est possible que ces politiciens aient exercé une influence sur lui. Le jeune révolté ira même rejoindre Henri Rochefort dans sa retraite forcée, en Belgique. Cette escapade sera brève car le père Jogand-Pagès retrouve Gabriel et le fait conduire à la maison de correction de Mettray où il séjournera pendant deux mois 42.
En 1870, Gabriel Jogand-Pagès s’engage dans l’armée pour une expédition en Algérie mais sa mère réussit à le faire revenir au bout d’un mois en prouvant que son fils n’a pas l’âge d’être soldat (il n’a que 16 ans). Toujours en 1870, il fonde la jeune légion urbaine qui accueille Garibaldi lors de sa visite à Marseille. A cette époque, la Commune de Paris fait des émules dans la cité Phocéenne et Gabriel prend part aux émeutes. Il vote même une motion tendant à dresser la guillotine sur la cannebière, pour terrifier le cléricalisme 43. Gabriel Jogand-Pagès va commencer sa double carrière d’écrivain et de journaliste dans la cité phocéenne à un âge précoce puisque à dix-sept ans, il entre au journal L’Egalité. Il rédige les biographies des célébrités du moment et se choisit un pseudonyme 44 :
Tu déshonores le nom de ta famille, me répétait mon père navré. [...] le mieux, pour ne plus m’exposer à de telles récriminations, était d’adopter un pseudonyme. Mon aïeul maternel qui avait été mon parrain, s’appelait Léonidas. Je supprimais les deux syllabes de son prénom; il me resta Léo. D’autre part au collège j’avais été frappé par le nom d’un roi indien, Taxile, qui contracta alliance avec Alexandre le Grand, conquérant pour lequel j’éprouvais une vive sympathie; je retranchais l’e final de ce nom de monarque du temps jadis. L’ensemble, Léo Taxil, me parut euphonique, et je composais ainsi le pseudonyme que j’ai gardé depuis et sous lequel je suis connu
Léo Taxil n’est pas marseillais pour rien, il partage avec ses concitoyens le goût de la farce. Sa première fumisterie date de 1873. Par fantaisie et pour s’amuser, il envoie de divers coins de la côte des lettres dans lesquels il décrit la mésaventure de pêcheurs ayant réchappé de justesse à un terrible fléau : des requins ! La municipalité s’émeut et mobilise plusieurs chaloupes montées par une centaine de soldats armés. Malgré tout, la panique saisit les marseillais qui fuient la plage prétendue dangereuse. Il a suffi de quelques lettres pour provoquer la fermeture de plusieurs établissements de bains et le branle-bas de combat de l’autorité municipale.
Un autre exemple de blague monumentale est celle qui trompa les genevois. A la suite de quelques ennuis judiciaires 45 Taxil se réfugie à Genève : L’écrivain anti-clérical continuait sa propagande et se faisait condamner [...], il renonça à subir sa peine. Il partit pour Genève où il se mit en relations avec les personnalités de la Commune, recherchant leur appui. Par ennui, dans une ville qu’il trouvait sans doute trop calme comparée à Marseille, il imagine un nouveau canular. Les sociétés savantes de Genève furent ravies d’apprendre qu’on pouvait entrevoir au fond du lac, une cité sublacustre ! Et les touristes d’accourir ! Le plus drôle fut qu’un archéologue polonais se déplaça expressément pour voir le prodige. Dupé, il affirma, dans un article, avoir vu les vestiges probables d’une statue équestre 46.
Bénéficiant d’une amnistie, Léo Taxil revient en France et se jette corps et âme dans un anticléricalisme outrancier. Il fonde L’Anticlérical et les publications trimestrielles de la " Bibliothèque Anticléricale " où sont édités, en 1879, A bas la calotte (qui se vend à près de 150 000 exemplaires), Les soutanes grotesques ou encore Les friponneries religieuses, ouvrage qui prouve que Taxil associe l’anticléricalisme à la pornographie.
Ce grand fumiste ne se prive pas de travailler pour d’autres journaux que L’Anticlérical, en 1881, il se lance dans l’aventure des Amours secrètes de Pie IX que publient Le Midi Républicain. Cette publication lui vaut d’être condamné à 60 000 francs de dommages et intérêts par le Tribunal Civil. Sanction qui ne suffit pas à enrayer sa verve anticléricale, puisqu’il compose une Marseillaise fort peu " catholique " ! 47 :
Refrain : Aux urnes, citoyens, contre les cléricaux/ Votons (bis) et que nos voix dispersent les corbeaux !
La Libre-Pensée et le Rationalisme étaient des idéologies en vogue chez les francs-maçons des années 1880 et Taxil se dit qu’il pouvait tenter une nouvelle expérience en frappant à la porte du Grand Orient de France. On remarque ainsi à quel point le livre prêté par son voisin de dortoir l’avait interloqué. Il est donc initié le 21 février 1881 dans la loge " Le temple des amis de l’honneur français ". L’initiation est sensée émouvoir celui qui la vit mais Taxil s’en amuse. Avant de subir les épreuves qui feront de lui un franc-maçon, le " profane " (nom que donnent les maçons aux personnes non initiées) est enfermé dans une petite pièce : le " cabinet de réflexion " Des objets symboliques, dont un crâne, y sont disposés. Sur les murs se trouvent des inscriptions. Léo Taxil n’est pas impressionné par ce qu’il voit; en revanche, son ineffable envie de se moquer va encore trouver matière à s’exprimer. L’incorrigible fumiste écrit sur le crâne humain cette remarque ironique : Le Grand Architecte de l’Univers est prié de corriger la faute d’orthographe qui se trouve dans l’inscription du troisième panneau à gauche. Le blagueur n’a pas trouvé matière à réflexion dans les phrases inscrites sur les murs. Au contraire, son sens inné de la moquerie l’a simplement conduit à remarquer une faute d’orthographe dans la sentence qui lui faisait face : Si ton âme a senti l’effroi, ne vas (sic) pas plus loin48 .
Le plaisantin n’ira pas loin dans son parcours maçonnique. Il ne participera, en tout et pour tout, qu’à trois réunions en un an et ne dépassera pas le grade d’apprenti. De plus, il est radié par le Grand Orient l’année même de son initiation pour non-assiduité et plagiat. Il s’était servi d’une dédicace de Victor Hugo pour promouvoir l’une de ses revues, laissant croire que le grand écrivain en vantait les mérites.
En septembre 1881, au cours d’un congrès de la Libre-Pensée (dont il fait partie), Taxil entraîne un groupe à faire scission. De cette scission naquit la " Ligue Anticléricale " qui connut un rapide succès.
En 1885, le pamphlétaire libre-penseur déclare avoir été touché par la grâce en lisant la traduction du procès de Jeanne d’Arc 49. L’invocation de la célèbre Jeanne est une nouvelle preuve de l’opportunisme taxilien. En effet, la pucelle d’Orléans a, bien malgré elle, incarné bon nombre de passions et de fanatismes. Dès 1869, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, demande au Pape la mise en route d’une canonisation.
Tout au long de sa carrière, Léo taxil aura fait preuve d’opportunisme. Rien d’étonnant à ce que l’ex-anticlérical et futur antimaçon devienne patriote en écrivant Le martyre de Jeanne d’Arc en 1890. Le fumiste attribue sa conversion à une intervention directe de la Pucelle.Léo Taxil participe à la propagande en faveur de la béatification de Jeanne d’Arc. Après réflexion, Léo Taxil renie publiquement tous ses écrits irréligieux dans le journal La République Anticléricale. La " sincérité " de sa conversion l’amène à se retirer dans un couvent ! La véritable raison de ce reniement est financière. Le publiciste voyait le tirage de ses journaux baisser et ses volumes les plus " épicés " n’avaient plus de retentissement. Le déficit de Taxil s’élevait à près de 300 000 francs mais son intelligence machiavélique le poussa à se marier ce qui lui permit d’abandonner la " Bibliothèque Anticléricale " en dot. Ainsi, il se dépouillait de tout et le dépôt de bilan fut prononcé par sa femme 51 .
Qu’allait-il pouvoir inventer pour renflouer ses caisses ? Puisque la vogue de l’anticléricalisme s’épuisait, il fallait s’en prendre à une institution toute aussi puissante et influente que l’Eglise : la franc-maçonnerie.
Il faut croire que le nouveau converti avait prévu sa faillite car il acheta à un franc-maçon italien tous les secrets de la franc-maçonnerie du premier au trente-troisième grade du rite écossais ancien et accepté (le plus pratiqué dans le monde)52 . Muni de ces pièces et fort de sa courte expérience maçonnique, le fumiste va tirer profit de l’engouement des français pour les sciences occultes et les mystères. Il va publier son premier pamphlet antimaçonnique : Les frères trois points en 1885. Le mystificateur présente son projet comme une croisade 53 :
Dans mon premier ouvrage sur la franc-maçonnerie, j’ai suffisament démontré, pour n’avoir plus à y revenir, que c’est Lucifer, l’ange déchu, que les sectaires des hauts-grades adorent sous le nom de Grand Architecte de la l’Univers. J’ai expliqué comment les individus qui se sont laissés enrôler sont amenés peu à peu à connaître le véritable objet de l’adoration des loges et arrière-loges : d’abord, par discrètes allusions, lors de la réception au grade de Maître; ensuite, par le passage dans la chambre dite infernale et la révélation sacrilège du prétendu vrai sens de l’inscription INRI, lors de la réception au grade de Rose-Croix, enfin par le déchirement de tous les voiles, dans les aéropages des chevaliers Kadosch. Il s’agit maintenant de faire connaître les principales cérémonies habituelles de ce culte essentiellement " satanique ".
Pour parfaire le canular, Taxil avait besoin du soutien de l’Eglise. Avec l’appui des ecclésiastiques, la plaisanterie serait encore plus grosse, une fois révélée. Pour se faire, il dut tromper ses amis et sa famille. Il écrivit à Marseille, pour informer les siens qu’il s’était converti et accepta son expulsion de la Ligue Anticléricale. Connaissant l’attirance du clergé pour les miracles, il attribua sa " révélation " à une probable intercession de Jeanne d’Arc dont il étudiait la biographie. Lors de sa confession, il avoua même avoir commis un meurtre. De cette façon, il livrait sa destinée à l’Eglise et prouvait au confesseur l’état de sa foi. Bien sûr, le meurtre était le fruit de son imagination. Mais l’Eglise fut ravie de compter dans ses rangs un ex-libre-penseur qui, de plus, avait fréquenté les loges. Taxil fut même accueilli à bras ouverts par le Pape en personne en 1894. Pour que ses récits soient crédibles (tout du moins pour une partie de ses lecteurs) Taxil s’est inspiré d’ouvrages maçonniques authentiques mais il les a pervertis et transformés.
Eugen Weber dans son ouvrage Satan franc-maçon 55 souligne le succès de cette mystification :
Les tirages de ses livres paraissent assez importants. Les soeurs maçonnes, le moins bien écrit et le moins sensationnel de cette série, tirait à 11 000 pour la première édition. Beaucoup de ses autres livres connurent vingt, trente et même quarante réimpressions
L’antimaçonnisme n’est pas né avec Léo Taxil mais l’écrivain a largement contribué à son développement. En réalité, il est difficile de cataloguer l’auteur des Mystères de la franc-maçonnerie dévoilés dans une classe politique précise. Selon le magazine L’Histoire :
Taxil prend soin de ne pas mélanger antimaçonnisme et antisémitisme. Dans une correspondance privée datée de 1888 et adressée à son ami Adolphe Royannez, il recommande même le judaïsme à ceux qui ont vraiment besoin d’une religion56
En revanche, l’historien Pierre Birnbaum déclare dans son livre La France de l’affaire Dreyfus que :
Le mystificateur animait un hebdomadaire,La France Chrétienne, organe de l’Union antimaçonnique de France, résolument antisémite 57.
Pour être tout à fait précis il faut souligner la publication d’un pamphlet virulent intitulé Monsieur Drumont que Taxil rédige contre l’avis de son ami l’abbé Fesch 58 :
En ce qui concerne Drumont, n’écrivez pas contre lui, vous vous mettriez à dos tout le clergé de France qui l’a en haute estime.
Ces multiples revirements du fumiste témoignent de son opportunisme plus que d’un engagement politique affirmé.
Pour conforter l’hypothèse de l’opportunisme de Taxil il faut noter que le succès des ouvrages antimaçonniques dans les milieux catholiques a eu pour cause la volonté du clergé de mélanger l’antimaçonnisme à l’antisémitisme : Mgr Meurin surnomme les loges maçonniques synagogues de Satan
De novembre 1892 à décembre 1894, Léo Taxil publie le feuilleton Le Diable au XIX ème siècle. Il y dénonce ce qu’il appelle “ franc-maçonnerie luciférienne ” et pour bien faire invente un personnage, Miss Diana Vaughan, vivant à Charleston, en Caroline du Sud, aux Etats-Unis. Elle serait la fille du diable en personne. Ce feuilleton de 1920 pages est diffusé sous le nom du docteur Bataille (alias docteur Hacks, ami et collaborateur du fumiste).
L’écrivain a souhaité se masquer probablement pour donner à sa mystification un caractère particulier, plus proche du roman fantastique que du pamphlet. Depuis le succès de Là-bas (1891), le terrain est favorable à ce type d’écrits. Le roman-feuilleton commencé par le " docteur Bataille ", en novembre 1892, tient le public en haleine jusqu’en décembre 1894.
La dernière publication antimaçonnique du grand mystificateur suit de près Le Diable au XIX ème,il s’agit des Mémoires d’une ex-palladiste (1896) dont l’héroïne sera encore Diana Vaughan. Celle-ci raconte ce qu’elle a vu dans les arrière-loges, évoque des francs-maçons qui se livrent à des séances de magie noire. Cette fable frise le ridicule et pourtant elle obtient crédit au Vatican. En effet, le pape est séduit par l’oeuvre de Taxil qui ne fait que confirmer ses propres fantasmes à propos de la franc-maçonnerie.