L'exposition romaine sur Tintoret aux Écuries du Quirinal (jusqu'au 10 juin) ne renouvelle guère la lecture qu'on peut faire du peintre, me semble-t-il. J'avais vu il y a cinq ans au Prado une exposition remarquable sur ce peintre, et j'ai parfois eu à Rome l'impression d'un copié-collé : bien des tableaux identiques, avec la facilité (certes impressionnante) de commencer et finir le parcours par les deux mêmes autoportraits, la jeunesse arrogante et la vieillesse désabusée. De plus savants que moi ont assez vertement critiqué l'accrochage et les partis-pris de l'exposition (ce site est une mine); j'ai pour ma part été gêné par l'absence d'argument : le panneau à l'entrée annonce un Tintoret dionysiaque, par opposition à un Véronèse apollonien, mais ce n'est qu'une formule un peu creuse que rien ensuite ne vient étayer au fil de l'exposition. Ni la stratégie de contournement du 'séquestré de Venise', comme l'analysait Sartre, ni sa dimension économique et compétitive, comme le montrait l'exposition du Louvre, ne sont ici présentées autrement que sous formes de vagues citations.
Alors, il reste de beaux tableaux, des retrouvailles et des découvertes. On peut se concentrer sur le point de vue, souvent décentré (ses Cènes - ici celles de San Polo et de Saints Gervais et Protée- sont aux antipodes de la représentation classique de Léonard de Vinci : vues de biais, mouvement, chaises renversées, enfants et mendiants), et sur la maîtrise du volume et du mouvement plus que du dessin, comme je le notais dès Madrid. Je ne reviendrai pas ici sur certains des tableaux dont j'ai déjà parlé, la magique Création des Animaux, le viol de Lucrèce, l'ambigu Vénus, Vulcain et Mars, ou, sans doute de son fils, l'énigmatique Dame découvrant ses seins. Mais, pour prendre à contre-pied la faiblesse générale de l'exposition et m'en consoler, il m'a semblé pertinent de ne parler ici que d'un seul tableau, mais de le faire en détail.
TINTORET, Gesù tra i dottori, Veneranda Fabbrica del Duomo, Milan
Le Christ au milieu des Docteurs de la Loi a été peint par le jeune Tintoret vers 1542. Cette grande huile sur toile provient du Musée de la Cathédrale de Milan. Le thème du Christ venu disputer avec les sages docteurs au Temple de Jérusalem (d’après Luc 2, 40-50) souligne le lien entre l’Evangile, que Jésus va bientôt annoncer, et la Loi juive, dont il est nourri ; il marque aussi l’affirmation de l’Eglise à venir par rapport au judaïsme. C’est donc une scène ambiguë et complexe, démontrant à la fois la filiation et la tension entre les deux religions. La scène, représentée d'ordinaire de manière assez conventionnelle, entre autres par Giotto, Dürer, ou Bosch, montrait le plus souvent le Christ enfant ou tout jeune adolescent, au centre du tableau (d'après Luc, il a douze ans, l’âge de la maturité religieuse dans le judaïsme), argumentant avec les docteurs chenus qui l’entourent, émerveillés, respectueux et un peu dubitatifs. Marie, arrivée à l’impromptu, retrouvant son fils, est étonnée et le couve des yeux. Cette scène est aussi la première apparition publique du Christ ; les Mages, les bergers ne l’ont vu que dans l’étable. Jean ne l’a pas encore baptisé, il n’a pas encore rassemblé de disciples, ni prêché, ni fait de miracles.
Tintoret, lui, traite cette scène de manière déroutante. En effet, au lieu de donner à Jésus une place proéminente, il le relègue au fond du tableau, géométriquement juste au dessus du centre de la toile. Quand on découvre le tableau, les yeux se fixent d’emblée sur les grands personnages au premier plan. Les plis tournoyants de la tunique jaune du vieil homme à droite captent d’abord le regard. A côté de lui, sous son égide protectrice, un jeune homme consulte un immense livre. A partir d’eux, le regard bascule sur la gauche vers un second vieillard barbu à cheveux gris qui, agenouillé, feuillette un autre livre géant. Derrière lui, coupée par le cadre, une jeune femme de profil, en robe sombre, entre littéralement dans le tableau. Son visage est de trois quarts ; c’est son regard détourné qui nous emmène au fond du tableau, vers Jésus, son fils.
Le Christ, adolescent, quatre fois plus petit que les personnages du premier plan, se détache sur un fond clair. Ses vêtements roses et bleus tranchent sur la grisaille du fond, où seul détonne le chapeau rouge éclatant d’un personnage à sa droite. Nous réalisons alors que toutes les lignes du tableau convergent vers lui : petit, lointain, il n’en est pas moins le centre de la composition. Les regards de la Vierge à gauche et d’une figure androgyne émergeant du cadre à droite mènent vers lui : ce sont les deux seuls personnages qui le regardent.Les marches de l’escalier au centre, soulignées par le rebord du grand livre de gauche, forment une pyramide dont il est le sommet. Sur ces marches, une figure en tunique bleu vert se tord à ses pieds de
manière convulsive : homme ou femme ? adoration ou révulsion ? Serait-ce une annonce de Madeleine lui lavant les pieds, comme sa chevelure pourrait inciter à le croire ? Ou bien est-ce une évocation du démon qu’il va piétiner, autre icône fréquemment représentée ?De part et d’autre de l’escalier, à partir des grandes figures du premier plan, on voit tout un étagement de personnages de plus en plus petits à mesure qu’on s’enfonce dans le tableau. Cet étagement est plus régulier à droite, où sept silhouettes se succèdent linéairement, plus confus à gauche. Tous ces docteurs argumentent, beaucoup tiennent des livres à la main, d’autres gesticulent et tendent les bras. De même, sur les deux estrades drapées à la hauteur du Christ de chaque côté, d’autres vénérables personnages se pressent et
l’apostrophent. Derrière le Christ, au dessus de lui, on distingue entre les colonnes gigantesques une statue en grisaille : vu l’absence avérée de représentations de la figure humaine au Temple de Jérusalem, il est difficile de ne pas imaginer là une personnification de la sagesse antique. Elle est incongrue en ces lieux, mais non en cette histoire. Elle évoque en effet le thème fréquent à la Renaissance de la convergence entre christianisme et philosophie grecque et romaine.Face à tous ces vieillards, Jésus est un jeune homme, nimbé de lumière ; son corps est de biais, il tend les bras, les paumes levées vers le ciel. L’opposition entre cet homme prêchant avec son cœur et les vieillards consultant leurs livres pour y trouver la vérité est emblématique : c’est la confrontation entre la Loi et la Foi, entre la Torah et le Verbe fait Chair, qui est ici soulignée de manière radicale.
C’est donc une composition assez déroutante que Tintoret a réalisée ici. L’espace est profond et circulaire. Il est animé par un dynamisme tourbillonnant qui d’abord nous déroute avant de nous faire plonger vers le centre du tableau, comme dans un effet de tunnel. Rien a priori ne distingue le Christ, petite figure perdue au milieu de la quarantaine de personnages : ni sa taille, ni ses habits, ni l’attention des autres (excepté les deux personnages aux bords de la toile).
Mais tout attire vers lui. C’est vrai non seulement de la construction linéaire sous-jacente qui le met au centre de la composition, mais aussi du tourbillon dynamique qui habite la toile. Tous les personnages ou presque gesticulent, pointent le doigt, tendent les bras, font des gestes exagérés ; certains sont presque en rupture d’équilibre, on les imagine se balancer, s’emporter, chuter. Ce tourbillon a un point central, un œil du cyclone, non point calme, mais différent.
La gestuelle du Christ, tout aussi contournée, semble en effet appartenir à un autre ordre : il faut un moment pour réaliser que lui seul pointe vers quelque chose d’autre, quelque chose qui n’est pas dans le tableau. Tous les autres personnages, animés, vifs, sont tournés vers l’intérieur, vers le visible, que ce soit un livre, un comparse, ou le Christ lui-même. Deux exceptions pourtant : un vieillard à gauche, la tête couverte d’une étoffe jaune, regarde à l’extérieur (c’est peut-être un portrait de Titien), et son jeune voisin aux yeux sombres fixe le spectateur : c’est probablement Tintoret lui-même. Cette représentation du peintre regardant le spectateur introduit ici une autre dimension, une temporalité, une affirmation de son audace. Si c’est bien Titien qui est représenté à côté, il faut constater que le jeune peintre ambitieux nous confronte, alors que le vieux maître (il a alors 52 ans) se détourne.
À l’exception de ces deux figures mineures dans le tableau (mais non dans la démonstration du peintre), seul le Christ ouvre le tableau vers l’extérieur : sa tête inclinée de côté, légèrement tournée vers le haut et surtout ses mains levées vers le ciel invoquent autre chose, son Père céleste à l’évidence, comme le texte de Luc le rappelle. Ce n’est pas là un simple geste argumentatif, une simple posture de discussion, c’est une invocation, une prière, une prise à témoin. Jésus ne révèle pas encore sa divinité, mais elle est déjà tout entière dans ce geste. La composition introvertie du tableau, comme verrouillée dans un tourbillon stérile, trouve là son sens, son ouverture, son annonce.
La touche de Tintoret souligne le dynamisme du tableau. Les personnages au premier plan sont peints énergiquement avec une touche large et vigoureuse. Leurs anatomies, aussi déformées et contournées soient-elles, sont dessinées précisément. Au fond, la touche est plus lâche. Le visage du Christ a été dessiné vite, avec bien moins de précision que ceux des docteurs au premier plan. Le corps d’autres personnages est sommairement dessiné. Le fond, les statues sont à peine peintes, tout juste esquissées dans la grisaille. Certains endroits paraissent inachevés. Les couleurs sont peu naturelles ; peut-être est-ce dû à l’état de conservation du tableau, mais le jaune, le rose et le bleu prédominent, acides, presque criards. Cette technique sommaire témoigne du peu d’intérêt de Tintoret pour la peinture bien faite, léchée, soigneusement finie, qu’il manifestera toute sa vie, parfois au grand dam de ses critiques. Ici la combinaison des anatomies contournées, des gestes exagérés, des couleurs criardes et de la technique négligée contribue à créer un effet quelque peu hallucinatoire.
Quand il peint ce tableau, Tintoret, âgé de 23 ans, a bien entendu à l’esprit ses maîtres, Raphaël et Michel-Ange. Pour affirmer sa spécificité dans un monde vénitien dominé par Titien, il se rattache à la tradition romaine et à une certaine conception du disegno. Son Christ au milieu des Docteurs de la Loi est une réponse et une continuation de l’École d’Athènes de Raphaël. C’en est une continuation de par la composition globale et l’architecture de la scène, mais aussi une réponse contrastée car la toile de Tintoret est bien moins ordonnée, bien plus tumultueuse que celle de Raphaël. Là où Raphaël dresse un état des lieux statique de la philosophie antique, Tintoret montre le passage d’un monde à un autre, d’une foi à une autre, d’un Testament à un autre. Il montre un moment de transition, de basculement et il le fait donc en accentuant le trouble qui en est la manifestation. D’autre part, ses figures héroïques au premier plan rappellent les prophètes de la Chapelle Sixtine, mais le tourbillon qui les habite, et qui annonce la fin de leur monde, est tout autre. Tintoret affirme ici un langage qui lui est propre, il s’inspire et se démarque de celui de ses maîtres.
C’est donc là un tableau annonciateur. Son thème annonce une Vérité nouvelle, un nouveau Testament, une confrontation avec la Loi ancienne, et Tintoret tire parti de ce thème pour se confronter à ceux qui l’ont précédé et annoncer un style propre. Faisant une synthèse audacieuse des tendances passées et y introduisant sa capacité novatrice, il affirme son style personnel dès ce tableau, comme un manifeste, une prophétie de sa peinture future, une tentative révolutionnaire d’instaurer une peinture nouvelle.
Ce qui nous est doublement montré ici, c’est un ordre nouveau prenant le pas sur l’ordre ancien. On ne peut qu’admirer l’audace quasi sacrilège du jeune peintre.
Photographie courtoisie des Scuderie del Quirinale.