Il n’avait pas eu le temps de relever sa boîte aux lettres en rentrant chez lui, la veille. Aussi, ce matin là, avant même de prendre son petit déjeuner, il était sorti pieds nus dans le hall et avait enfin trouvé le texte tant attendu. Il avait l’impression d’avoir déplacé des montagnes, d’avoir sué sang et eau pour avoir le droit de lire ce précieux document. Pourtant, il savait comment ça fonctionnait… Il exerçait sa passion depuis plus de dix ans. On lui avait dit que le plus important était l’expressivité de son visage, peu importe les mots que prononceraient ses lèvres. Au début, ça l’avait fait sourire, mais à force, il ressentait une féroce envie de jeter l’éponge, de quitter cette compagnie pour en rejoindre une autre, plus classique. Et les propositions ne manquaient pas, depuis son triomphe de l’an passé. Jouer plusieurs pièces de Sarah Kane à la suite méritait bien cela, avaient dit ses proches, encore bouleversés par la représentation ! Alors, il s’était entraîné à faire des grimaces plusieurs heures par jour, pour assouplir les muscles de son visage. Tour à tour il exprimait la haine, le ressentiment, l’horreur, l’effroi ou le dégoût. Il devait inspirer la terreur. Apparemment, il y arrivait bien. Sa femme lui avait lancé un ultimatum d’ailleurs. Abandonner le théâtre ? Jamais ! Même s’il devait devenir monstrueux, quelques mois durant pour mieux habiter son personnage, le jeu en valait la chandelle !
En se rendant à la salle de répétition, il avait déchiré l’enveloppe contenant le manuscrit, le coeur battant. Mais, il avait eu beau écarquiller les yeux, il ne trouvait pas une ligne, pas un seul vers ! Seules des didascalies occupaient l’ensemble du feuillet. Le contrat était signé, il ne pouvait plus reculer. Pendant deux heures chaque soir, il devrait faire face, avec son visage pour toute ébauche de dialogue entre les comédiens et les spectateurs… Il sentait la colère l’étreindre. Il éprouva le besoin de s’asseoir. Il feuilletait la dizaine de feuilles, de plus en plus vite, espérant trouver une ligne, rien qu’une seule ligne qu’il pourrait prononcer ! Mais, aucun miracle ne se produisit… Il courut jusqu’à la salle et ouvrit la porte d’un coup d’épaule, hors de lui.
Le metteur en scène semblait l’attendre, serein. Avant même que le comédien ait pu dire un mot, il s’adressa aux acteurs assis autour de lui : “Vous voyez, c’est cette expression que je veux voir sur votre visage, celle-là même et pas une autre !”. Puis il lança une épaisse liasse de feuilles en direction du jeune homme : “Allez, sans rancune, voilà ton texte. J’ai pensé que ce petit subterfuge aiderait à faire passer la pilule… Il faudrait que tu apprennes tout ça d’ici demain… C’est toujours mieux d’avoir trop de travail que pas assez, non ?”
Texte écrit dans le cadre de l’atelier proposé par Leiloona,“Une photo (de Kot), quelques mots”.