Catherine Vincent
Lille, envoyée spéciale
Il ne comprend toujours pas. Lui qui n'a eu de cesse, durant sa carriè re, de faire du lien avec les malades et ceux qui interviennent dans le champ de la santé mentale, lui qui est unanimement salué par ses pairs pour son humanisme et son esprit d'ouverture, le voilà plongé au cœur d'une bataille qui le dépasse. Calomnié, humilié, disqualifié. Assigné devant le conseil de l'ordre des médecins de Lille par une asso ciation de parents d'autistes, qui se déchaî ne depuis des années contre le packing : un soin venu d'Amérique dont il est, en Fran ce, le premier défenseur.
En vingt ans, le professeur Pierre Delion, chef du service de pédopsychiatrie du CHRU de Lille, y a formé plusieurs dizaines de confrères. Réservée aux cas d'autisme sévères avec automutilation répétée, la technique consiste à envelopper le patient dans des serviettes humides et froides, puis à induire un réchauffement rapide pour faciliter la relation avec les soignants. Tout sauf un acte de torture si la lettre et l'esprit en sont respectés – ce n'est pas tou jours le cas.
Ce qui n'a pas empêché la Haute Autori- té de santé (HAS), pressions des associa- tions et des politiques aidant, de lui porter le coup de grâce : dans ses recommanda- tions sur la prise en charge de l'autisme, publiées le 8 mars, elle se déclare, « en l'ab sence de données relatives à son efficacité ou à sa sécurité » et exception faite des essais cliniques autorisés, « formellement opposée à l'utilisation de cette pratique ». Qu'aurait-il dû faire pour défendre le packing ? Jouer de ses relations ? Convain cre les parents des quelque 300 autistes qui reçoivent ce soin sans s'en plaindre de témoigner publiquement ? Organiser une conférence de presse ? Pas son style. Une enfance sans heurts à Tuffé, « un petit bled de la Sarthe où [ses] parents avaient une toute petite quincaillerie », une scolarité sans faille qui le mène aux portes du collè ge Sainte-Croix du Mans, prestigieuse insti tution jésuite où il apprend – non sans pei ne – à côtoyer la grande bourgeoisie, sa per sonnalité propre enfin : rien n'a préparé Pierre Delion au rapport de forces. Il ne connaît que la confiance, l'écoute, le dialo gue. La relation humaine. C'est même pour ça qu'il est devenu psychiatre.
Il commence sa médecine à Angers en 1968, craint un moment de ne pas y trou ver sa place. « Je ne voyais que des patrons très hautains avec les patients, avec leurs équipes. Jusqu'à ce que je fasse un stage d'externe en psychiatrie. D'un seul coup, je suis tombé sur un médecin qui parlait aux malades, qui prenait ses décisions en accord avec ses infirmiers : je suis resté », raconte-t-il d'une voix douce, légèrement voilée. On est en 1973. L'année où le minis tère de la santé autorise la mise en œuvre de la sectorisation des soins psychiatri- ques, inscrite dans les textes en 1958 mais jusqu'alors restée lettre morte.
La psychiatrie de secteur, c'est la rupture avec l'asile. La prise en charge du malade près de son domicile, le soin porté au cœur de la cité grâce au « potentiel soignant du peuple », selon le beau mot du psychiatre Lucien Bonnafé. La disparition de la cami sole et des neuroleptiques au profit des thé rapies relationnelles, largement inspirées de la psychanalyse. Une révolution cultu relle et clinique. Quand Delion prend le train de cette « prodigieuse aventure », le coup de foudre est immédiat, et son enga gement pour cette psychiatrie à visage humain sera indéfectible. Les enfants le passionnent, et ce n'est pas la rencontre avec sa future femme, interne en pédiatrie au CHU d'Angers, qui va l'en détourner. Bientôt, il exerce au Mans la pédopsychia trie hospitalière. C'est ainsi qu'il découvre le packing, pratiqué aux Etats-Unis pour apaiser les schizophrènes.
Dans le salon vaste et clair où il nous reçoit, l'occupant principal est un grand piano noir. Pierre Delion s'y installe, joue quelques notes avec autant de simplicité que d'autres allument une cigarette. Ces instants de détente envolés, nous reve nons au packing. Il y a consacré un livre, des dizaines d'heures d'enseignement, beaucoup d'énergie et d'espoir.
Pourquoi y croit-il tant ? « Je n'y crois pas, soupire-t-il. En 1984, j'hérite d'un service asi laire avec des enfants qui s'automutilent. On a tout essayé sur eux, rien n'a marché. Je ten te un pack : au bout de quelques semaines, les symptômes d'automutilation disparais sent. J'en parle à mes copains psychiatres, qui me demandent de venir dans leur service faire la même chose : ça marche aussi avec leurs gamins ! Très vite, on m'a demandé de faire des formations… Je ne crois rien du tout, sinon que cela s'est passé comme ça. Rien de plus. » Dès les années 1990, il réclame l'auto- risation de mener une recherche clinique pour évaluer l'efficacité de la technique. Il ne l'obtient qu'en 2007. Trop tard ? Avec la violente publicité menée ces derniers temps à l'encontre de cette approche, l'étu de est à peine au milieu du gué.
Les forums de parents qui l'agressent sur Internet ? D'un geste, il écarte le sujet. « Je n'y vais pas, j'y laisserais ma santé. » Il préfère se souvenir des 6 500 personnes qui, depuis le début de l'année, ont envoyé une lettre au conseil de l'ordre pour le sou tenir. « Ce qui me permet de tenir, c'est que les gens qui me connaissent me défendent, alors que ceux qui m'attaquent ne me connaissent pas. »
M'Hammed Sajidi, président de l'associa tion Vaincre l'autisme, qui pourfend le pac king depuis plus de cinq ans, ne s'en cache pas : sa première rencontre avec le profes seur Delion remonte à février, lors de la com parution de ce dernier devant l'ordre des médecins de Lille. C'est lui qui avait assigné le médecin. « Nous n'avons rien personnelle ment contre Delion », dit-il, mais contre le packing, oui, qu'il qualifie de traitement « indigne ». Il ajoute n'avoir jamais assisté et ne vouloir « jamais » assister à une pratique qu'il assimile à de la maltraitance.
Un avis que ne partage pas Karima Boukhari, mère d'un garçon autiste de 10 ans que le packing, pratiqué au CHRU de Lille, a guéri de ses automutilations. « La première fois, on m'a expliqué comment allait se passer la séance. Moi qui suis d'origi ne méditerranéenne, cela m'a vraiment fait penser au hammam », se souvient-elle. Adel avait alors 4 ans et se blessait derrière les oreilles jusqu'au sang. « Au bout d'un mois, il ne se mutilait plus. Il était devenu beaucoup plus calme et communiquant. » Après trois ans, les séances ont pu être arrê tées : Adel n'en avait plus besoin.
Pourquoi, alors, un tel déchaînement de violence ? Parce que l'autisme, dans ses for mes graves, est lui-même d'une violence extrême. Parce que les draps froids et la contention évoquent des traitements de sinistre mémoire. Et surtout parce que der rière le packing se trouve la psychanalyse. La bête noire des parents d'autistes, trop longtemps confrontés aux propos obscurs et culpabilisants de ses représentants. Au carrefour des peurs et rancœurs, Delion serait devenu le bouc émissaire de toutes ses dérives. Un comble pour un homme qui n'appartient à aucune école freudienne ni lacanienne, et qui s'est toujours montré critique vis-à-vis de ceux qui font de la psy chanalyse un enjeu de pouvoir.
Non qu'il la renie ! Il y a été formé avec bonheur, et défend cet outil qui « a changé la face de [son] métier ». Lui qui dit avoir peu de regrets a pourtant celui-là : que des psychanalystes « continuent de penser comme Freud, et moins bien que lui », à pro pos de certaines pathologies. « Pour moi, la psychanalyse est comme la musique : c'est une culture qui me permet de penser d'une certaine manière. Mais nombre de psycha nalystes français trop orthodoxes croient encore pouvoir appliquer à l'autisme les principes du “névrosé occidental poids moyen”. Que cela ait mis les parents dans des états de sidération et de colère, il n'y a rien de plus normal », juge-t-il.
Avoir la peau du packing, mise à mort symbolique de la psychanalyse… M me B., qui souhaite garder l'anonymat et dont le fils « a bénéficié de cette technique plu sieurs fois par semaine pendant des années », avance une autre hypothèse. Pier re Delion est « quelqu'un qui aide à donner du sens, à faire le petit pas de côté qui per met de penser une situation impensable et très mortifère », estime-t-elle. C'est là que le bât blesse. Car le packing se préoccupe avant tout de la souffrance psychique – souffrance que les parents d'enfants autis tes ne veulent pas toujours admettre. Une analyse que prolonge le professeur de neuropédiatrie Louis Vallée, qui tra vaille depuis des années avec le pédopsy chiatre au CHRU de Lille. « Le packing tou che à l'inconscient, à ce qui est hors normes. Les parents en veulent d'autant moins qu'une partie de leur souffrance vient juste ment de ce que leurs enfants sont hors nor mes », avance-t-il. Il ajoute que « la HAS et les médias se sont laissé prendre au piège d'une démarche émotionnelle ». Ce qui dépasse l'entendement inquiète, pertur be, plus encore dans le champ douloureux du trouble mental. Mais Delion n'est pas un simplificateur. La complexité ne lui fait pas peur, elle l'attire. Il ne la résout pas, il l'accueille.
A Lille, où il a été nommé professeur en 2003, il fait ce qu'il a toujours fait : du lien. Comme dans l'angevine ville de Trélazé, où il demandait, naguère, à descendre dans les mines d'ardoise pour voir les conditions de travail des alcooliques qu'il soignait. Avec les pédiatres de la région, il mène une étude pour prévenir les consé quences sur le nourrisson de la dépression postnatale de la mère. Les résultats sont si probants que l'Association française de pédiatrie ambulatoire tente désormais de la développer à l'échelle nationale. Il ani me, à la demande de Martine Aubry – elle le décrit comme « un vrai humaniste, un hom me qui, derrière le scientifique, a toujours le doute » –, un groupe de travail sur la violen ce et l'enfance. Il développe dans les quar tiers lillois les plus défavorisés, avec les pro fessionnels de l'école et de la justice, des ini tiatives concrètes pour prévenir la délin quance des jeunes… Psychiatre dans la cité, encore et toujours.
« Pierre ne se réduit pas au packing, loin s'en faut ! », insiste le psychiatre et psycha nalyste Serge Tisseron. Sollicité par son confrère pour mettre en place, dans le cadre de la prévention de la violence en classe maternelle, un jeu thérapeutique pour l'académie de Lille, il salue « la qualité de ses relations avec les gens de l'éducation natio nale » et l'attention constante qu'il porte « au travail des autres ». C'est pour cela aus si, sans doute, que Delion a reçu une stan ding ovation des 1 200 personnes venues assister, le 17 mars à Montreuil (Seine-Saint- Denis), au meeting de psychiatrie organisé par le Collectif des 39 contre la nuit sécuri taire. Il n'en fait pas grand cas, mais cela lui a mis du baume au cœur.
Des projets de livres plein les tiroirs, un métier qui le captive, un solide réseau d'amis, trois grands enfants, dont l'un, médecin comme lui, l'a récemment fait grand-père d'une petite Jeanne qui l'émer veille : au fond, l'homme que nous rencon trons est un homme heureux. Mais, depuis que la HAS a marqué le packing de son interdit, il ne dort plus aussi bien qu'avant. Que dire aux parents qui lui ont amené leur enfant pour une séance hebdo madaire ? Aux confrères qui pratiquent ce soin et l'appellent de toute la France pour lui demander conseil ?
Le psychiatre Moïse Assouline, grand spécialiste de l'autisme, « ne décolère pas de ce qui lui arrive ». Mais il compte sur Delion pour trouver les mots justes. Il préci se : « Si quelqu'un me disait : “Je vous confie mon enfant les yeux fermés”, je lui répon drais : “Ne faites pas ça, allez voir Pierre Delion.” » Si celui-ci peine à se remettre, il sait aussi pouvoir compter sur ses capaci tés d'adaptation. Ses années de jeunesse aux Glénans – il a exploré en chef de bord tous les pays du Nord à la voile, Groenland compris – l'ont rodé à l'expérience du grou pe et des situations imprévues. « On peut me mettre dans n'importe quelle circons tance… La preuve ! »
À L I R E « L E C O R P S R E T R O U V É . F R A N C H I R L E T A B O U D U C O R P S E N P S Y C H I A T R I E » de Pierre Delion (Ed. Hermann, « Psychanalyse », 2010).
« H I S T O I R E D E L A P S Y C H I A T R I E » de Jacques Hochmann (PUF, « Que sais-je ? », 2011).
« L E S G R A N D E S P E R S O N N E S S O N T V R A I M E N T S T U P I D E S ( C E Q U E N O U S A P P R E N N E N T L E S E N F A N T S E N D É T R E S S E ) » de Daniel Rousseau (Ed. Max Milo, 256 p., 18 ¤).
Copyright Le Monde du 31/03/12