Omnivore a en effet pour intérêt de faire se succéder des grands shows culinaires avec des moments plus intimes désignés sous le nom de «café-confidences» et menés par Clotilde Dusoulier. Le jour de ma venue, c’était Patrick Roger qui passait à la casserole.
Il ne le sait pas mais son avenir sera brillant. Son orientation professionnelle se joue à la faveur d’un tirage au sort. Il aurait pu devenir boucher, ou même boulanger comme son père. On aurait cru alors à une prédestination. Le hasard le pousse vers la pâtisserie et il le vit à ce moment là comme la volonté de l’enfermer dans une voie de garage.
Il a 16 ans et bosse jusqu’à 2 heures ... du matin sans broncher, parce que « t’as tout intérêt à te taire sinon t’es mort, chez ton patron, comme à la maison ». Il intègre une grosse brigade de pâtisserie où on le cantonne au chocolat. La rencontre est pourtant fulgurante. Patrick a une âme et des mains d’artiste. C’est un défaut quand on démarre un apprentissage. Cela deviendra sa spécialité.
Il s’entraine sans relâche, dans sa chambre. Le garçon rebelle investit son énergie à comprendre. Il nous fait goûter à ce stade de la confidence une bouchée qui porte le nom de l’Instinct. C’est sa première création, fabriquée sur la table de la cuisine de ses parents. Il lui fallait alors en faire 200 avant d’atteindre un résultat satisfaisant. Il avait 20 ans d’avance sur les pratiques de la profession, mais il ne le savait pas.
Après (ou avant ?) le chocolat Patrick a une seconde passion, la moto, un sport dangereux qui lui donne le gout du risque, et qui le pousse à oser. C’est aussi pour s’offrir les bolides de ses rêves qu’il s’investira à fond dans son métier. La moto fut un vecteur pour le motiver à travailler plus, et du coup à devenir plus fort dans sa spécialité. Il affirme là que ce n’est pas le hasard qui conduit à la réussite.
En cette fin des années 80 il est quasiment impossible de trouver un poste de pâtissier. Les gens ne lâchent pas leur emploi. Patrick navigue donc un moment avant de se poser durablement.
Ce qu'il dit à ce propos est passionnant. Peu lui importe la variété du fruit, l’important c’est la manière dont il a mûri sur l’arbre. Il est convaincu que l’on peut faire des rencontres avec des saveurs comme avec des personnes. Il faut être en contact avec le « bon » produit au « bon » moment et au « bon « endroit. Et il existe un lieu pour chaque fruit, chaque légume. Ainsi quand on a mangé un ananas au Venezuela tous les autres sont éclipsés, ce qui fait de lui, dit-il en souriant, un locavore sans frontière.
A l’écouter on croirait entendre Jean-Pierre Chabrol raconter pourquoi la soupe de la mamé est incomparable quand c’est elle qui la prépare … chez elle et pas à la ville, même si elle a amené tous les ingrédients, y compris l’eau ... On ne peut parler d’un aliment que lorsqu’on a vécu ce type d’expérience. C’est pourquoi il invite chaque année toute son équipe à venir manger la salade de ses parents, dans la maison familiale. Ils partagent des plats simples et pourtant exceptionnels comme la quiche.
Il lui est essentiel que ses ouvriers, qui ont fait leurs classes chez les plus grands cuisiniers, comme Pierre Gagnaire ou Pierre Hermé, comprennent comment se pilotent des cuissons apparemment basiques comme celle des crêpes. Comment on fait une recette sans recette. Qu’ils sachent que son père a pu pendant 40 ans faire la brioche sans balance, construire tout à l’instinct, et peser le sel à la main.
Tout cela semble simple mais il faut des années pour le comprendre, et beaucoup de travail avant, peut-être, de percevoir une vérité et encore davantage avant de la retranscrire. A-t-il raison ou tort ? Ce qui lui donne raison c’est d’avoir une clientèle abondante et satisfaite. Car il n’oublie pas qu’il est jugé à chaque chocolat.
Un attentif comme lui à la saisonnalité est avantagé avec le chocolat. Le cacao, dit-il en riant, pousse toute l’année et c’est un énorme avantage.
Le mot « équilibre » revient souvent dans la conversation. Patrick Roger est très bon en dégustation. Cette qualité est d'ailleurs indispensable pour réussir les concours. Il est néanmoins convaincu que le meilleur test est de consommer un produit en quantité importante pour juger de ses qualités. Si à la campagne on ingurgitait des portions énormes (comparativement aux assiettes servies en ville) c’est bien parce que l'aliment le permettait. Il n’y a pas une nouveauté qui soit mise en vente s’il ne lui est pas possible d’en manger 10,15, 20 d’affilée. On veut bien croire que ce type de test est imparable.
La réussite peut aussi naitre d’une erreur, même dans son atelier. Le chocolat à la prunelle, bleu à l’intérieur, en est la démonstration. Des prunelles qui, évidement, sont ramassées à la main, dans les ronces … ce qui prend un certain temps avant d’en avoir 200 kilos. Le chocolat n’est pas aisé à parfumer. Il est « omnivore », saturant tous autres ingrédients. Même le whisky doit être ajouté abondamment pour être perçu.
De son enfance dans un village percheron de 80 âmes à la banlieue privilégiée de Sceaux le parcours est inhabituel. Il était un des derniers à l’école. Il se classera premier en 2000, devenant MOF, Meilleur Ouvrier de France, un titre qui couronne une quantité de travail phénoménale. Aujourd’hui chacun s’incline devant le talent de celui qui a su revisiter le chocolat en lui donnant des grains de folie et de génie. Et c'est sans doute pour s'amuser de ce paradoxe qu'un escargot avance inexorablement sur les pointes d’œufs en chocolat dans la vitrine de sa boutique de Sceaux.
L'homme ne travaille pas replié sur lui-même. On peut le voir très souvent en boutique. Il ouvre volontiers les portes de son atelier, estimant qu’il n’a pas forcément grand-chose à cacher. Là encore il confie avec humour qu’étant donné la difficulté de transmission avec ses ouvriers il ne risque pas réellement d’être copié. Le produit est important mais c’est plus que tout le process qui conditionne le résultat. Si je mets du beurre 30 secondes au micro-ondes il ne sera pas pareil que si c’est un ouvrier qui le fait. Allez comprendre !
Ces visites ont leurs limites. En septembre, lors des journées du Patrimoine il y a jusqu’à 500 visiteurs jour et ce serait impossible de satisfaire plus de monde. Et pourtant Patrick Roger y tient. Comme il est soucieux aussi du message qu’il voudrait faire passer à propos de la conservation des territoires. Il se désole qu’au Venezuela on coupe des arbres de 500 ans pour planter des cacaoyers qui rapporteront plus d’argent mais qui auront provoqué la destruction définitive du patrimoine.
Il y a plein de paysans en France qui n’arrivent plus à nourrir leurs vaches. La plupart des chocolatiers importent majoritairement les amandes de Californie alors que c’est (c’était ?) une spécialité provençale, et corse. Hélas l’abeille pollinisatrice est en train de disparaitre.
Les adresses des boutiques : 108 boulevard Saint-Germain, 75006 Paris, tel : 01 43 29 38 42
47 rue Houdan à Sceaux (92) tel : 01 47 02 30 17
J'avais déjà dégusté ses chocolats à l'occasion d'un circuit reliant plusieurs chocolatiers parisiens. Pour relire ce périple organisé par Lauranie, d'Esprit chocolat, c'est ici .