Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur
Quinze siècles se sont écoulés depuis Sa promesse. Par la bouche de Son prophète, il avait dit: Je reviendrai bientôt. Quinze siècles se sont passés depuis qu'il a promis d'instaurer Son Royaume. Voici ses propres paroles sur cette terre: Personne ne connaît le jour et l'heure de Son retour, pas même les anges du ciel, ni même le fils, mais le Père seul.
L'humanité L'attend toujours. elle a gardé son ancienne foi et elle Le vénère comme jadis. Sa foi est plus ardente encore, car pendant quinze siècles le ciel n'a plus donné de gages à l'homme: Crois ce que ton coeur te dit, les cieux ne donnent point de gages. Seule compte la foi que l'homme garde dans son coeur en ce qui a été dit.
En vérité, de nombreux miracles se produisaient alors, des saints accomplissaient des guérisons miraculeuses, la Reine des Cieux venait rendre visite à des hommes justes. Mais le diable ne sommeille pas. Les doutes commencèrent à ronger les hommes, quant à la valeur des prodiges. Soudain apparut dans un pays du Nord une nouvelle hérésie, plus terrible encore que les anciennes. Et il tomba du ciel une grande étoile, brûlante comme une torche, elle tomba sur les sources d'eau et ces eaux firent périr un grand nombre d'hommes, parce qu'elles étaient devenues amères.
Les hérétiques se mettent à blasphémer et à nier les miracles, mais la foi des fidèles en devient plus ardente, les larmes montent vers Lui comme autrefois. On L'attend. On L'aime. On espère en Lui. On brûle de souffrir et de mourir pour Lui, comme jadis... Depuis tant de siècles l'humanité élève vers Lui des prières enflammées. Seigneur Dieu daigne venir à nous. Durant des siècles elle L'a tant appelé que dans Son infinie miséricorde, Il a voulu descendre parmi Ses fidèles. Il est descendu, et déjà Il a visité sur terre maints justes martyrs et saints anachorètes. Ployant sous le faix de Sa Croix, le Roi des Cieux, comme un humble servant, a parcouru la terre, notre terre, en la bénissant.
Et voilà qu'Il a voulu se montrer, ne fût-ce que quelques instants, au peuple misérable et tourmenté, aux foules plongées dans l'abîme des péchés, mais qui L'aiment d'un amour naïf. En Espagne, à Séville, au temps le plus terrible de l'Inquisition, on voyait tous les jours s'allumer dans le pays des bûchers, à la plus grande gloire de Dieu. Dans de superbes autodafés, on brûlait de méchants hérétiques. Oh! certes, ce n'était aucunement la venue promise pour la fin des temps, quand Il apparaîtra dans tout l'éclat de Sa gloire céleste, subitement: Tel un éclair qui brille de l'Orient à l'Occident.
Non, Il a voulu, pour un instant seulement, rendre à Ses enfants une visite, aux lieux mêmes où crépitaient les bûchers des hérétiques. Dans Sa bonté infinie, Il se mêle, une fois encore, aux hommes et Il a repris la forme humaine dans laquelle, quinze cent ans auparavant, Il avait cheminé sur la terre durant trois années.
Le voici qui descend vers la place encore brûlante, dans cette ville méridionale où, la veille justement, en présence du Roi, des seigneurs, des chevaliers, des cardinaux et des plus belles dames de la Cour, le Cardinal Grand Inquisiteur, dans un superbe autodafé, avait fait brûler près de cent hérétiques. Ad majorem Dei gloriam.
Il apparaît. Il marche d'un pas silencieux, rien ne semble Le distinguer des autres, mais, ô merveille! tous Le reconnaissent. Emporté par un irrésistible élan, le peuple se presse sur Son passage, L'entoure et Lui fait cortège. Il avance lentement au milieu de la foule, un sourire d'une infinie compassion illumine Son visage, l'amour embrase Son coeur, de Ses yeux émanent la Sagesse, la Clarté, la Force qui se déversent sur les hommes en rayons ardents, faisant vibrer dans leurs âmes l'écho de Son amour. Il étend ses bras vers eux, Il les bénit. De Son contact, de Ses vêtements, irradie une vertu qui sauve.
Soudain, un vieillard, aveugle depuis son enfance, s'écrie dans la foule: Seigneur, guéris-moi, et je Te verrai! Et voilà qu'une écaille tombe des yeux de l'aveugle, et il Le voit. Le peuple pleure et baise la terre où Il a marché, les enfants jettent des fleurs sur Son chemin, ils chantent: Hosanna! C'est Lui, c'est Lui-même, ce doit être Lui, ce ne peut être que Lui.
Il s'arrête sur le parvis de la cathédrale. A ce moment, des gens apportent dans l'église un petit cercueil blanc. Une enfant, la fille unique d'un notable y repose, couverte de fleurs. Il ressuscitera ton enfant! crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. De la cathédrale, on voit sortir le prêtre. Il va au-devant du cercueil. Il regarde avec stupéfaction et fronce le sourcil. Soudain, des lamentations retentissent: La mère de la petite morte se jette à Ses pieds. Si c'est Toi, ressuscite mon enfant! clame-t-elle, et elle tend ses mains vers Lui. Le cortège s'arrête, on pose le cercueil sur les dalles, à Ses pieds, Il le considère avec pitié et, comme jadis, Sa bouche profère: Talitha koumi, lève-toi, enfant.
Et la fillette se soulève dans son cercueil, elle s'assied, elle sourit, les yeux grands ouverts, étonnés. Dans ses mains, elle tient le bouquet de roses blanches qui avait orné son cercueil.
(à suivre)
Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)
adaptation: Maximilien Rubel