« Le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire »
Etienne de La Boétie
Après qu’on a observé une rivière pour en déduire que le temps est un imposteur, demandons-nous: et si toute l’histoire des rapports de domination n’était qu’une histoire de la détention du feu? L’homme en tant qu’espèce (j’évite la majuscule parce qu’il a vite tendance à se la raconter quand on parle de lui), a commencé à se distinguer du reste du règne animal quand il a domestiqué le feu. Comment est-ce arrivé, personne ne le sait, mais les paléontologues et les archéologues de tous les pays s’échinent à trouver qui est le précurseur, un peu comme les grands enfants qui ont remplacé les concours de qui c’est qu’a la plus grosse (voiture, maison, ascension dans les sondages…) par qui c’est qu’a la plus ancienne. Enjeu puéril, mais pas en contradiction avec la certitude que le temps est un voleur de liberté comme tous les instruments qui servent à mesurer des ordres de grandeur à seule fin de légitimer une illusoire prédominance d’un groupe sur un autre.
Puisque la science n’est d’aucun recours pour justifier notre thèse, recourons à la philosophie (qui est -ou qui devrait être- la science de l’existence) pour étayer le propos. Pour les Grecs anciens, le premier qui s’est employé à chouraver le feu à ces radins de dieux qui sont bien contents aujourd’hui de baffrer des Ferrero Rocher dans des pubs débiles pour payer le loyer du Walhalla, c’est Prométhée. Lequel se fait depuis bouffer le foie pour toujours, pendant que cette feignasse de Sisyphe pousse un caillou pour la gloire d’Albert Camus. Dans la plupart des cultes antiques qui n’avaient pas la chance de connaître la fusion nucléaire, le feu est l’émanation d’une ou plusieurs divinités solaires. Pas besoin de grandes références philologiques pour comprendre que les cultes solaires sont des croyances tournées vers la vie, la fertilité, le rythme des saisons et l’abondance, à l’opposé des monothéismes qui se pâment dans le masochisme en ne jubilant que dans le déluge, la tempête de sauterelles et l’holocauste, n’imaginant l’enfer que comme un théâtre de flammes et de couleurs chatoyantes.
Le feu est effectivement un élément porteur de chaleur et de lumière. Lucifer, étymologiquement, désigne le porteur de lumière, l’ange déchu qui a préféré désobéir au patron alors qu’il aurait pu passer l’éternité à se traîner en blouse immaculée avec un néon circulaire autour de la cafetière. Mais le gadjo, comme Icare avec ses ailes de cire, a préféré se frotter à l’incandescence de l’existence plutôt que de traîner, naïf comme un centriste, dans le climat normand du Paradis, où tout est tiède et fade. Plutôt que d’admettre la fable d’un paradis où l’on s’ennuie encore plus fermement que chez Michel Drucker et Marc Lévy réunis à force de félicité sucrée, l’ange déchu (par extension l’homme, toujours sans majuscule même si c’est le péché d’orgueil qui l’ a libéré de dieu, sans majuscule aussi parce qu’on a pas gardé les brebis ensemble) a préféré se frotter à la cruauté du monde pour se créer liberté, attitude cynique comme Diogène s’il en est.
Lâchons la grappe aux superstitions féodales, et revenons à du terre à terre bien de chez nous. Si l’on s’en tient au vocabulaire contemporain, les possesseurs de feu désignent d’une part les détenteurs d’un tempérament solide et les porteurs d’armes à feu. Les premiers ne sont guère valorisés que s’ils détournent leur énergie à la conquête d’un pouvoir quelconque (généralement économique ou politique, à savoir les self-made men et les apprentis autocrates), et les seconds ne sont admis que s’ils sont les employés dudit pouvoir qui goûtent les accoutrements marine et kaki. Toute vélléité d’employer sa force vers l’indépendance et la liberté est vue comme une déviance, qui peut être réprimée par l’usage du feu précisément, généralement sous une forme balistique, ou purificatrice dans le cas de l’autodafé qui peut être regardé comme un aller simple accéléré pour là où les « bons » ne vont pas et une couarde fuite en avant. Pas étonnant que la première réaction d’une foule en colère soit précisément de vouer aux flammes les symboles de l’oppression.
Encore plus prosaïquement, et pour rester dans les thématiques de chaleur et de lumière, la majeure partie des conflits contemporains s’articulent autour de la possession et l’exploitation de l’énergie qui permet à tout un chacun de manger chaud et de se réchauffer la couenne lors des longues soirées d’hiver où non seulement on se caille les miches mais où en plus on craint, jour glacial après jour polaire, la sortie du nouveau disque des Enfoirés. Depuis qu’un certain imbécile a jugé qu’on devait gagner le droit de prolonger sa vie, le pouvoir s’arroge le droit d’exercer un contrôle social qui va jusqu’à la possibilité de dire qui peut légitimement mettre quatre murs, un toit et des générateurs de chaleur autour de soi pour se prémunir des frimas, de l’obscurité (de l’obscurantisme?) et de la famine. La chaleur renvoie également à la passion, qu’elle soit amicale, amoureuse, ou plus précisément désir d’agir et de vivre, c’est à dire le principe élémentaire de la volonté.
Enfin, le feu est symboliquement porteur de vie, pour toutes les raisons citées plus haut, mais il est aussi un puissant agent de destruction, et c’est précisément pourquoi le pouvoir cherche tant à le contrôler. Mais dans la nature rien ne se perd. Ce qui se consume devient un puissant engrais qui autorise toujours la croissance et la nutrition d’autres éléments. Quand on trempe son tempérament dans le feu et la luminosité, on se dispose à faire fondre les obstacles posés par les pisse-froid et les tièdes qui s’acharnent à rendre le monde gris comme un mur de HLM albanaise.
Comme parfois, le langage fait bien les choses, il est temps de ressortir nombre d’expressions frappées au coin du bon goût. Ne nous laissons pas éteindre, consumons nous dans la joie, la lumière, l’allégresse, l’incandescence du présent, et ne laissons que des braises hilares sur les moisissures tièdes de ceux qui craignent de se brûler au contact du monde.