Apprenant qu’Antonio Tabucchi, désormais, n’est plus là pour écriresur Pessoa, ni sur le monde en général, d’ailleurs, hélas, immanquablement mevient l’envie de me remémorer certains bonheurs comme celui que me procure lalecture de ce texte (in La Nostalgie dupossible. Ed. du Seuil) :
Bernardo Soares regarde la vie en frémissant. Il ne prétend pasdéchiffrer le réel. Son regard ne sert qu'à lui donner des émotions, car sonmonde est l'émotion, et son but est de charger le monde d'émotion. BernardoSoares veut attribuer au monde opaque qui l'entoure l'émotion qu'il ressentdans son intériorité. Cette posture n'est pas l'attitude kantienne de celui quiobserve rationnellement le monde. C'est même probablement son contraire. Onpourrait dire que le désir de Bernardo Soares a plutôt des affinités avecl'intention de Schopenhauer, celle d'attribuer au monde l'émotion que le sujetéprouve: « Donner à chaque émotion une personnalité, à chaque état d'âmeune âme. » Il est évident qu'un objectif comme celui que se proposeBernardo Soares provoque, chez celui qui l'éprouve, un sentiment de manque decohésion avec la réalité. Une frustration, pourrait-on dire, et avec lafrustration la mélancolie. Peut-être, arrivé à ce point, peut-on hasarder unehypothèse: la dysphorie de Bernardo Soares dépend de sa mélancolie, etcelle-ci, de ne pas pouvoir donner à chaque émotion une personnalité, à chaqueétat d'âme une âme. Donc, Soares est un homomelancholicus. Mais sa mélancolie est bien différente de celle des Anciens,laquelle dépendait de l'humeur noire, de l'atrabilis.Non, Soares éprouve la mélancolie de l'Indéfini, l'impossibilité de peupler laréalité avec les sensations de son âme. Éprouvant la mélancolie de son âme, iléprouve la mélancolie de l'Indéfini et de l'Infini. Assis sur une chaise à laterrasse d'un café, et surtout penché à la fenêtre de sa mansarde, BernardoSoares devient peintre de mots. Continuateur moderne du word-painting de Keats, il s'efforce de prendre possession du cielde Lisbonne, des couleurs de l'aube et du coucher de soleil, du cielatlantique, des nuages. « Je reconnais que le jour, limpide, immobile,possède un ciel positif et d'un bleu moins clair que l'azur profond. Jereconnais que le soleil, vaguement moins doré qu'il ne l'était, dore de refletshumides les murs et les fenêtres. Je reconnais qu'en l'absence de vent, ou de brisequi l'évoque ou le démente, il dort néanmoins une fraîcheur en éveil à traversla ville indéfinie. Je reconnais tout cela, sans penser, sans vouloir, et je neressens de sommeil qu'en souvenir, de nostalgie que par intranquillité. »