Josef Haydn par Ludwig Guttenbrunn (c. 1770)
C'est en 1777 que Joseph Haydn (1732-1809) composa - et proposa - à la cour d'Esterhazà son septième ouvrage lyrique, Il Mondo della Luna (Le Monde de la Lune), une resucée du dramma giocoso que le grand dramaturge Carlo Goldoni (1707-1793) avait conçu en 1750 pour Baldassare Galuppi. Cet opéra habile, farci de maints travestissements qui ne sont pas sans évoquer Così fan tutte, jouit d'une bonne renommée au sein d'un corpus à la postérité plutôt ingrate. Il fut en effet l'un des premiers - sinon le premier - de son auteur à reconquérir la plénitude de ses droits scéniques dans l'immédiat après-guerre. C'était au cours d'un Festival d'Aix encore adolescent : 1959, soit deux ans, pas plus, après le mythique Così (justement) qui lança Teresa Berganza. Il est d'autant plus plaisant de découvrir l'adaption (1) qu'en ont troussée Camille Delaforge, Alexandra Lacroix et la Compagnie Manque Pas d'Airs pour le Théâtre Mouffetard, qu'au même moment le Théâtre du Châtelet propose - avec de tout autres moyens, convenons-en - sa propre lecture d'Orlando Paladino... Comme un frémissement, sur la place de Paris, de cette Haydn Renaissance lyrique, timidement observée en Europe depuis le bicentenaire de la disparition du compositeur ?Avec plus de pertinence que dans la plupart de ces exercices, parfois nombrilistes, la note d'intention d'Alexandra Lacroix éclaire finement ce que le premier tableau (photo ci-dessous) révèle sans détour. Non seulement l'action est transposée - ce qui, pour tout scénographe se piquant d'opéra, est devenu depuis des lustres un passage obligé, si ce n'est un totem - mais elle l'est à un moment précis de notre histoire récente, sous la forme d'un pied de nez subtil envers le sujet de l'action. Nous sommes en effet plongés dans ces années '70 immédiatement accolées... à la conquête de la Lune (1969), cette Lune fantasmée dont Goldoni et Haydn faisaient leur miel.
Guilhem Souyri (assis), Buonafede, & Cecil Gallois, Ecclitico - © Accent Tonique
Fantasmée, fantasme : là est le nœud gordien, pas seulement par la crédulité lunaire de ce benêt de Buonafede, le barbon dont la fille Clarice et la camériste Lisetta sont l'objet des convoitises masculines. Également par le statut de la femme-objet que la trame de la pièce (2) sert sur un plateau, permettant à Lacroix de pimenter son contexte de connotations féministes bien à leur place à l'époque retenue ; toute de liberté sexuelle, d'égalité revendiquée et de militantisme sans tabous. Cependant que les roublards Ecclitico (3) et Cecco s'emploient à dérouler leur stratagème pour s'unir à leurs belles, le stupide berné démontre qu'il est un père non seulement tyrannique, mais encore lubrique (Buonafede lisant 'Penthouse', photo ci-dessus). Ceci nous vaut une impayable scène de voyeurisme à la lunette astronomique, comme une sorte de peep-show astral... n'outrepassant que peu, finalement, les mots eux-mêmes, selon lesquels notre naïf taulier découvrirait sur la Lune de ravissantes créatures caressées par des vieux (!).Une vue d'artiste du Monde de la Lune
Retenons que la revue spécialisée que feuillette fiévreusement Buonafede est un fleuron de la décennie visée, évoquée çà et là - avec un total bonheur - par une foule d'objets caractéristiques induisant, pour qui les a connus, un effet madeleine de Proust parmi les plus radicaux ! Voici des blocs de mobilier empilables aux couleurs flashy, des tapis à longs poils, une balance Terraillon ; une carafe "Pastis 51" très vintage, un jeu de Scrabble et un de Lego ; et puis, des chaises et vêtements connotés, sans omettre l'informatique balbutiante et les téléviseurs "coque" en noir et blanc... Le fin du fin réside dans l'usage (par le patriarche toujours, décidément voyeur impénitent) d'un stéréoscope Lestrade... dont on devine que les vues proposées ne sont pas d'ordre purement touristique.Cecil Gallois (debout), François Rougier, Charlotte Dellion, Guilhem Souyri & Pauline Sabatier - © Accent Tonique
La combinazione ourdie par la gent domestique - sans ressortir forcément à la lutte des classes audacieusement annoncée en plaquette de présentation - devient, en tout cas, un coin enfoncé dans un machisme déliquescent, que les deux donzelles pilonnent à qui mieux mieux. Le clou du spectacle est sans conteste le finale de l'Acte I, enlevé à cent à l'heure et d'une irrésistible drôlerie : notre Buonafede, drogué, censé connaître l'ascension vers la Lune, s'endort sur un bel effet de bruitages psychédéliques se lovant dans les volutes du piano-forte (photo ci-dessous) !La suite, pour demeurer fort honorable, n'en est pas moins en-deçà : le jardin d'Ecclitico, aménagé pour faire croire au sol lunaire, est bien peu onirique et traîne cette parcimonie en longueur, à l'image de ces châteaux de sable répliqués à l'envi... comme s'il s'agissait de tromper un ennui qui point. À la décharge de l'équipe, c'est le livret lui-même qui s'essouffle, malgré de réjouissantes saillies telles que le couronnement de Lisetta en Impératrice de la Lune. Fort heureusement, l'espièglerie et la fraîcheur reviendront à point nommé pour rehausser d'esprit un lieto fine escamoté, aussi lénifiant que sa fonction lui impose.
Charlotte Dellion (debout), Pauline Sabatier & Guilhem Souyri - © Accent Tonique
Musicalement, le plus fort est, aussi, au premier acte. Bien découpé, malgré la réduction opérée au sein de la partition, en une succession cohérente de morceaux, il offre des airs épicés trahissant bien mieux que du métier (certains, à l'image de l'Una donna come me de Lisetta, sont parfois chantés dans des récitals). La faconde de "Papa Haydn" n'est pas moins généreuse dans les II et III : elle devient seulement plus prévisible. Ainsi nos deux émancipées, Pauline Sabatier et Charlotte Dellion (Lisetta et Clarice, une pincée des futures Dorabella et Fiordiligi) sont-elles à leur meilleur au début, l'abattage scénique ne le cédant en rien à la belle projection et à la finesse du chant. Surtout chez la seconde, techniquement prometteuse de bout en bout (et ravissante de timbre). Cecil Gallois, en Ecclitico, hérite du seul emploi de castrat écrit par le compositeur, colorant exquisément son unique air de cynique désabusé, plus quelques ensembles, de son timbre plaisant. L'émission de l'élégant baryton Guilhem Souyri, magnifiquement projetée, est un soupçon moins raffinée ; mais cela sied à son Buonafede, par ailleurs superbement campé et articulé en dépit d'un recto tono plutôt monocorde.Camille Delaforge, © non communiqué
Tel n'est sûrement pas le travers du Cecco de François Rougier, aussi bon comédien que tenore lirico accompli, timbre intéressant, vocalité sûre et nuances à gogo - prestance et conviction. De pareils compliments vont à Camille Delaforge, signataire de cette version allégée (mais sûrement pas famélique) d'une pochade truculente ; capable, au surplus, de veiller en permanence, depuis son agréable piano-forte, au liant de ses ingrédients riches en suc. Nantie de suffisamment de couleurs pour donner le change en l'absence d'orchestre, elle oriente avec tact le chant vers la canzonetta ("chansonnette", au vrai mélodie) : cette osmose capiteuse entre la voix et le clavier, dans laquelle il est encore souvent oublié qu'Haydn excella.Un peu plus d'une heure et demie de rêverie drolatique (et lunatique), portée par un impeccable esprit de troupe, qu'une ou deux réserves mineures n'empêcheront pas d'en remontrer haut la main à quelques productions, prétentieuses et/ou laborieuses, de maint théâtre lyrique huppé.
(2) D'après Manque Pas d'Airs : "Afin d’épouser la fille du riche Buonafede, barbon passionné d’astronomie, Ecclitico se fait passer pour un astrologue qui pourrait lui obtenir une invitation sur la Lune. Il le dupe avec un télescope trafiqué montrant des jeunes filles caressantes. Conquis, Buonafede décide de suivre Ecclitico et boit ce qu’il pense être la potion permettant d’alunir... Aidé par le valet Cecco, Ecclitico transforme son jardin et réveille Buonafede, persuadé d’être arrivé à destination. Le crédule savoure alors les joies lunaires puis réclame sa servante et sa fille, faveur qui lui sera accordée s’il accepte de les donner en mariage aux prétendus citoyens de la Lune Cecco et Ecclitico. Buonafede accepte et va jusqu’à se délester de son or. La trahison est révélée et Buonafede, d’abord furieux, finit par tout pardonner."
(3) Ecclitico, l'écliptique - voilà qui est képlérien en diable, et fort docte...
▸ Jacques Duffourg
▸ Le Monde de la Lune (Esterhazà, 1777), de Joseph Haydn d'après Carlo Goldoni. Jusqu'au 21 avril 2012, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 15h.‣Une production de la Compagnie Manque Pas d’Airs - Théâtre Mouffetard, 73 rue Mouffetard Paris 5e - www.theatremouffetard.com - Location au 01 43 31 11 99, du mardi au samedi de 13h à 19h.
‣ Charlotte Dellion, soprano ; Cecil Gallois, contre-ténor ; François Rougier, ténor ; Guilhem Souyri, baryton-basse ; Pauline Sabatier, mezzo-soprano ; Camille Delaforge, piano-forte & direction musicale ; Alexandra Lacroix, mise en scène.
‣ Retrouvez l'air 'Una donna come me', que chante Silvia Tro Santafé dans la production
dirigée par René Jacobs à Innsbruck en 2001 : http://www.youtube.com/watch?v=KVxtgWL4R3s