À Tanneville, on l’appelait Saint-Antoine
Parce qu’il se nommait Antoine.
C’était un grand paysan
De plus de soixante ans
Bon vivant,
Joyeux, farceur,
Mangeur puissant
Fort buveur
Et soigneux de ses intérêts.
Sa vigueur était connue dans toute la contrée.
En janvier, un détachement de Prussiens
Arriva à Tanneville.
Alors qu’Antoine déjeunait avec sa fille,
Le maire, maître Cassien
Entra chez lui, suivi d’un soldat allemand :
-J’suis chargé de loger tous ces hulans.
En v’là un qu’tu dois héberger.
Mais fais pas d’blague. Te v’là prévenu :
Ils parlent de fusiller
Et de tout brûler.
Donne-lui à manger, veux-tu.
Et surtout tiens-toi bien.
Saint-Antoine regarda son prussien.
C’était un gros garçon,
Aux yeux bleus, au poil blond
Qui semblait idiot et bon enfant.
-Voulez-vous manger ? demande le normand.
L’étranger ne comprit pas
Antoine lui poussa une assiette sous le nez.
-Tiens, avale ça,
Sale chien.
-Ya, répondit le prussien
Qui se mit à manger goulûment
Pendant qu’Antoine triomphant
Clignait de l’œil à sa fille et aux serviteurs
Grimaçant de peur.
Quand le prussien eut tout englouti,
Saint-Antoine le resservit.
Il fit disparaître l’assiettée également.
Mais devant la troisième, il recula.
Le fermier le forçant à manger, répéta
Fermement :
-Allons, fous-toi ça dans l’estomac !
T’engraisseras
Ou tu diras
Pourquoi, sale chien !
Le soldat fit signe qu’il était plein.
Alors le vieux fit apporter l’eau de vie,
La bonne, le fil-en-dix.
On trinqua avec le prussien.
-T’en bois pas comme ça chez toi, hein ?
Antoine ne sortit plus sans son prussien
Quand il s’en allait chez les voisins :
-R’gardez-moi s’il engraisse, c’t’animal-là !
Cré coquin, va !
Tous les jours, Antoine s’enhardissait.
Il lui pinçait les cuisses et disait :
-Rien qu’du gras !
Il lui tapait sur les fesses en hurlant :
-D’la couenne, tout ça !
Il l’enlevait dans ses bras de colosse :
-I’ pèse plus d’cent kilos, c’te rosse !
Malgré tout, Antoine et lui
Devinrent assez amis.
Le prussien l’accompagnait partout où il allait.
Puis le temps se fit plus rigoureux. Il gelait.
Un soir, Saint-Antoine acheta du fumier
À la ferme du Beau-Marais
En vue des futurs travaux printaniers.
Aidé par son prussien,
Il chargea un premier tombereau d’engrais.
En route, Antoine s’amusait à pousser
De l’épaule le sale chien
Pour le faire culbuter dans le fossé.
Le soldat prononçait quelques mots allemands
Ce qui faisait rire le paysan.
À la fin, le prussien se fâcha et le boxa.
Antoine saisit l’homme et le renversa.
Alors le soldat dégaina,
L’arme en avant, sûr de tuer.
Le vieux roué l’assomma.
Effaré, il le regarda,
Le retourna.
De son front un filet de sang coulait.
Qu’allait-il faire ? Il serait fusillé.
Comment cacher le corps,
Cacher le mort,
Tromper les Prussiens ?
Il empoigna le soldat par les reins,
Et lança le corps sur le tombereau.
Une fois chez lui, il aviserait.
Dans sa cour, il recula le tombereau
Jusqu’à la fosse d’engrais.
Il y fit basculer le corps puis le fumier.
Vers minuit, son chien de garde, un bouvier
Se mit à hurler.
Saint-Antoine se leva pour aller
Déchaîner la bête.
Le chien fit un bond et s’arrêta net,
Le nez tourné vers le fumier.
Antoine vit, assis là,
Le soldat
Avec sa fourche, il courut sus à l’uhlan :
-Ah ! cochon !
Cochon !
T’es pas mort !
Tu vas me dénoncer, lors
Attends,
Attends !
Et, s’élançant
Sur l’allemand,
Il lui planta les quatre pointes d’acier,
Le trouant de la tête aux pieds.
Puis il le roula au fond de la tranchée,
Et l’a caché
En le recouvrant de fumier.
Le lendemain, il alla trouver l’officier,
Commandant le détachement allemand
Pour connaître, disait-il, la raison
De l’absence de son soldat.
Comme on connaissait leur attachement,
On ne le soupçonna pas.
Pour faire bon poids,
Il ajouta : -Il va parfois courir le cotillon.
Le patron de l’auberge en ville
Qui avait une jolie fille
Fût arrêté et fusillé.
Saint-Antoine n’utilisa pas son fumier.
Parfait-E. MANTIDIO