Toutes les traditions spirituelles prônent l'oubli du monde et le souvenir de l'être. Mais qu'en est-il de la mémoire au sens ordinaire ? En général, le souvenir banal, tel celui du croissant que j'ai mangé ce matin, est considéré comme un obstacle, au motif que le souvenir est une construction mentale et, partant, une illusion.
Mais le shivaïsme non-dualiste à un point de vue très original sur la question. Car le souvenir y est décrit comme une prise de conscience qui transcende l'instant présent et qui donc me révèle comme conscience intemporelle et libre de se ressaisir comme ayant fait telle expérience à un moment du passé.
Je suis sûr que certains lecteurs se diront que les souvenirs sont des illusions. En quoi peuvent-ils être une voie vers soi, vers le Soi ? Du reste, n'est-il pas vrai que la plupart de nos mémoires ne sont que des reconstructions qui varient avec le temps ? Et même, que certain souvenirs sont "faux", au sens ou ils ne correspondent à aucune expérience véritable ?
Sans doute, répondrait Abhinavagupta. Mais il ajouterais que seule une conscience libre d'unifier ou de séparer à sa guise les pensées peut se souvenir. Car tout souvenir implique une synthèse du passé et du présent. Or, seule une conscience autonome en est capable.
En outre, le souvenir n'est pas un simple épisode de la vie consciente, mais son essence. Selon Abhinavagupta, la perception elle-même est une synthèse. En Occident, Bergson l'a montré en analysant la musique ou le langage. Pour entendre "souvenir", il faut que "sou" soit encore présent quand on entend "nir". Et, selon le même raisonnement, "ni" doit être encore présent quand on entend "r", faute de quoi, l'on ne comprendrait rien du tout ! La mémoire n'est donc pas une activité particulière de la conscience, mais sa nature même, son être, son activité permanente, sans laquelle elle cesserait d'être conscience. La conscience est mémoire.
Cela étant, certains souvenirs sont plus propres que d'autres à la reconnaissance de la conscience en sa liberté. Par exemple, quand on a un mot ou un nom sur le bout de la langue. La conscience se tend, se rafraichit, mais... vers quoi ? Pas vers "quelque chose" en tous les cas. Dans cet intervalle la conscience est conscience de la conscience, sans objectivation. Conscience pure donc.
De plus, le souvenir nous arrache à ce qui est. Car la conscience n'est pas l'être, n'est pas simplement "le-présent-qui-est", mais plutôt arrachement à l'être. Liberté.
Voyez cette stance du Vijnâna Bhairava Tantra, suivie de deux commentaires sanskrits inédits :
Quand on est en train de se souvenir d’une chose,On doit l’abandonner dès que l’esprit la voit (enfin)[1].Alors, quand notre corps s’est (ainsi) affranchi de toutsupport,Le Seigneur se manifeste.
Explication de Shivopâdhyâya : « Quand on est en train de »connaître une chose à travers une cognition qui est un souvenir, du type« ceci (que je vois) est cela (que j’avais vu) », on doit l’abandonner,la rejeter, dès que l’esprit a fait de l’expérience (originelle) son support,car (en effet), l’expérience est antérieure au souvenir. Notre corps perd alorstout point de référence. Et alors, le Seigneur en forme d’expérience semanifeste. Il devient évident en tant que celui qui opère la synthèse unifiantedu souvenir et de l’expérience (originelle), c’est-à-dire de ce dont on est entrain de se souvenir et de ce dont on est en train de faire l’expérience (àtravers ce souvenir).
Le Clair de lune de la félicité :Quand, grâce à la Puissance deremémoration, on voit un lieu (manifesté par) la Puissance d'expérience qui sonfondement dans le Soi, l'esprit doit le quitter et se recueillir. On doit alorsméditer notre propre corps comme étant dépourvu de support, (car) il est(alors) pour ainsi dire dépourvu des huit (sortes de) restrictions. Alors il estcertain que l'on se dévoile être soi-même le Puissant. Voici ce que celasignifie : de l'expérience naît le souvenir et autres (cognitions commel'imagination). (Ces souvenirs) sont comme une collection de joyaux enfilée surle fil de la mémoire. Ils ont donc pour essence la conscience dont ils sont(ainsi) tissés. Cela est démontré (dans les Stancespour la reconnaissance). C'est donc cela qu'il faut méditer, est-il sous-entendu.
[1]Je suis l’interprétation de Śivopādhyāya. Mais il se pourrait bien que ces deuxpremières lignes aient un sens différent : « Quand on se rappelle unechose à la vue d’un lieu (familier), l’esprit doit l’abandonner ».