Libraires, pêcheurs, agriculteurs, vignerons, archéologues, architectes, moines... Ils sont des centaines, des milliers sûrement. Ce sont les amoureux de la lagune. Ils y vivent et en vivent parfois. Ils en parlent aussi, beaucoup. Ils en parlent comme d'un territoire rare. Un territoire d'eau et de terre mêlées, de lumières et de couleurs, un peu en retrait, un peu oublié. En retrait de quoi, oublié de qui ? De Venise et de certains Vénitiens qui se tournent vers la terre, de certains Vénitiens qui ne possèdent plus de bateau, et des touristes qui piétinent Venise, s'y bousculent et n'ont pour unique horizon que la place Saint-Marc.
Si les vaporetti relient quotidiennement la Sérénissime à quelques îles comme le Lido, la Giudecca, San Giorgio, etc., la plus grande partie de la lagune reste inaccessible à ceux qui n'ont pas d'embarcation. Ainsi, l'île de San Francesco del Deserto, qui accueille un magnifique monastère franciscain entouré de cyprès, n'est desservie par aucun vaporetto.
En revanche, chaque matin, au lever du jour, des barques remplies de fruits et de légumes se dirigent vers le marché du Rialto. Et des pêcheurs tentent, avant l'heure, de vendre leurs prises à peine tirées de l'eau. Quant aux îles de Burano et Murano, il est préférable de les aborder à contre-courant, lorsque le dernier vaporetto emporte les hordes de touristes et que la vie locale remet le nez dehors. Les veuves qui papotent, les enfants qui barbotent, les amoureux qui se bécotent. Scènes de dolce vita quotidienne d'une petite ville italienne.
La location d'une péniche, baptisée Pénichette, est le moyen idéal pour partir à la découverte de la vie sur la lagune. Une heure de formation suffit à ceux, dont nous fûmes, qui n'ont jamais été aux commandes d'un bateau. Une heure de formation et la Pénichette s'éloigne lentement de Chioggia, où se trouve la base de location, aussi appelée «petite Venise», une ville de pêcheurs, de canaux, de maisons étroites avec le linge qui pend aux fenêtres. On se croirait dans le sud de l'Italie. On est au sud de la lagune.
Dans sa casone, petite baraque en bois sur pilotis, Enrico a organisé un dîner entre amis. Au menu : les produits de la mer, pris au moyen d'un immense filet manoeuvré par un système complexe de cordes, une méthode de pêche traditionnelle dans la lagune. Egalement, les produits de la terre pour ce festin «lagunaire» : des asperges, des fleurs de courgette, les fameuxcastraure, jeunes artichauts de l'île de Sant'Erasmo, le jardin potager de Venise. Sant'Erasmo est éminemment maraîchère. Depuis peu, elle est en train de devenir vigneronne. Michel Thoulouze, un homme d'affaires français, y a planté 6 hectares de vignes. Avant lui, on prétendait que le vin des îles était salé, le sien est fruité. Le premier grand vin de la lagune a été commercialisé début juin.
En fin de journée, l'île de Sant'Erasmo se vide des quelques rares touristes. Restent les habitants et notre Pénichette amarrée le long du quai. Le soleil se couche sur ces territoires liquides, les maisons colorées de Burano et Venise en toile de fond. Les hérons pêchent dans les roseaux des barene, ces terres sauvages émergées qui sont recouvertes d'eau lorsque les marées sont hautes. Trop hautes. Des siècles d'un équilibre précaire entre la terre et l'eau. Depuis le XIIIe siècle, plusieurs rivières ont été détournées sans quoi la lagune serait devenue une plaine alluviale. Depuis 1966, date d'une terribleacqua alta qui a submergé Venise et les îles de la lagune, d'importants travaux sont conduits par il Magistrato alle acque - qui a en charge, depuis plus de cinq cents ans, la gestion du site - pour tenter de stabiliser ce milieu naturel en sursis. Malgré cela, la lagune est mouvante, la lagune est changeante. Une soixantaine d'îles - difficile d'obtenir un nombre exact - aux destins multiples. Une île refuge, San Lazzaro degli Armeni, qui accueille des prêtres arméniens ; une île hôpital, San Clemente, transformée aujourd'hui en hôtel de luxe ; une île anciennement militaire, la Certosa, métamorphosée en pôle nautique ; l'île des origines, Torcello, où résidaient les premiers habitants de la lagune, remarquable pour les mosaïques de la basilique Santa Maria Asunta, en particulier le Jugement universel, et pour la Locanda Cipriani qu'Hemingway aimait tant ; une île bucolique, Vignole, où les Vénitiens se rendent pour un dimanche à la campagne : quelques restaurants au bord de l'eau, des sardines in saore et du vin blanc très frais.
Il y a également des îles privées, achetées par des millionnaires, des plages sauvages à Alberoni, au sud du Lido, des îles abandonnées - près de la moitié - qui coulent tels des radeaux de terre dans un sol sablonneux. «La lagune absorbe les îles délaissées», nous confie Cristina Giussani, libraire et éditrice.
Pour cette raison, Gerolamo Fazzini, archéologue, a décidé de reprendre en concession Lazzaretto Nuovo, une île grande comme un mouchoir de poche dont les bâtiments étaient utilisés pour mettre en quarantaine les hommes et les marchandises à l'époque où Venise redoutait la peste. Les dessins sur les murs restaurés disent les longues heures passées par ceux qui y vécurent claquemurés. Emouvant. Notre Pénichette s'apprête à quitter Lazzaretto Nuovo, aujourd'hui inhabitée. «Non, cinq chats et deux chiens y vivent», rectifie Gerolamo. Ils sont comme ça, les gens de la lagune, un peu espiègles, un peu poètes aussi, à l'instar de Giampaolo Seguso, le grand maître verrier de Murano. A la question de savoir pourquoi Murano fut le plus important centre de fabrication du verre en Europe, Seguso répond : la lagune, bien sûr. La vase a permis la construction de fours qui conservaient et réfléchissaient bien la chaleur. En outre, les verriers ont cherché à reproduire la lumière et les couleurs uniques de la lagune qui provoquent une émotion que seul le verre est à même d'exprimer. Pratique et esthétique, la lagune. Chiara Donà dalle Rose, la créatrice de la maison Donatus, s'en est également inspirée pour ses somptueux tissus aux couleurs d'aurore, de brouillard, d'orage ou de tempête sur la lagune.
En ce début d'été, point de gros temps, mais le soleil qui donne, en fin de journée, à ce «miroir liquide», si loin, si proche de Venise, des tons rosés, argentés, qui nous ont enchantés. * par Emmanuelle Jardy publié le 31/08/2007 sur le Figaro.
J'ai retrouvé cet article du Figaro, assez ancien, mais qui complète le billet d'hier sur la vie dans la lagune de Venise et j'en ai profité pour reprendre quelques vieilles photos sorties de mes carnets de voyages, pour l'illustrer.