Pas de remords — mare de repos — peu de rats morts — report d’âme — dame hors paire — harpe d’Homère — d’art… et puis les oripeaux : ma peau d’arme — Ah, merde aux peurs ! — hors peau d’âme — homme, redors pas ! — sperme de mots, d’art, dame darde … d’amor — arde, pas mort ! —
Pas de morts … Pas …
Titre puzzle et mise en bouche de pitre. Pardon. Il faut bien rire, dans la faille du manque, malgré la rage, et pour montrer les dents du crâne. Des dents qui, dans cette convocation des morts intimes, se contentent de quelques grains de riz, pour l’ascèse du corps et la nécessité du gueux errant. Echos titulaires, en brisures de cercles dantesques autour des yeux de la camarde, vierge insatiable qui avalerait même la mort si on ne la lui arrachait encore pantelante. Car la mort, amante à chaque tour de piste éconduite par un rêveur narrateur haletant, un feu follet jetant ses feuillets comme des balles perdues, est ici un personnage en anamorphose, qui travaille d’arrache-pied à faire sauter toutes les coutures de sa concession : le mort et le vif poussent l’un sous l’autre, se disputent dans la fange d’une vie sans répit. Tout perd son nom. Vite, ouvrir les tombes et dilater chaque pore de sa peau pour garder l’empreinte. Tout ce que j’aime, femme, sœur, père, mère, fils, taulard, soldat, toundra, steppe, rivière, océan, pigeon, chienne — toute cette neige d’antan s’enfonce dans ma propre disparition : Tous ceux que j’aimais devenus nœud coulant pour moi. La langue de Dimitri Bortnikov, par ses secousses répétées contre le poids de l’ombre, par sa manière de feuilleter le temps des deuils et de s’approcher au plus près de la grotesque horreur avec de troublants accès de tendresse, ose la jouissance de la perte contre l’oubli. Je vais errer des nuits des années en recherche de celui qui va me dire ma mort. Le narrateur, avec une passion panique, fouit dans sa vie comme en un cadavre capable de renaître en l’entraînant dans son trou. Morcelé et tiraillé, on s’embarque dans un carrousel des maléfices, un voyage au bout de la nuit, traversé d’images obscènes, obsédantes, à la beauté fragile. Le recueil, écrit en un français saccadé et insolent, se joue de tous les registres. Il a pu arriver au lecteur de décrocher sous les hoquets d’une langue à vide, qui se relâche, impuissante soudain à retenir ce qui se dérobe : caprices d’enfant qui se gâte en tripotant son hochet de mort ? Moments d’étourdissements ? On peut claquer entre ses propres doigts, à la roulette russe.
Clac, clac, clac. Repas de Morts donne envie de le lire à haute voix épique, sous belle escorte : au début, les mouches, âmes noires sur les mains montagneuses de la mère ; à la fin, les punaises vampires sur le fils endormi. Mais lequel ? Celui de la mère ou du père ? Et puis, qui mange qui ? Les soldats affamés qui se jettent sur la chienne ? Ou la chienne qui déterre oreilles et doigts noircis sous la neige ? Le mort exhumé dévore-t-il son narrateur suicidaire ou le narrateur, par sa thanatographie, s’en repait-il pour son salut ? …Coudre les bouches de tous les poissons de la Volga … Pour qu’ils gardent le secret.
La littérature est un poisson qui tient parole, qui remonte le courant de l’évidence pour frayer avec les espèces invisibles. Les éditions Allia ont du goût pour l’envers du vivant et de la langue.
Voici une prosopopée animiste. Voici un ouvrage ardent.
[Tristan Felix]
Dimitri Bortnikov, Repas de morts, Editions Allia, 2011, 188 p. 9 €