« Des peuples qu'on a voulu couper de leurs histoires, reconstituent par pans discontinus leurs mémoires collectives, et ils sautent de roche en roche sur les rivières du temps, ils créent leurs temps et les dépensent infiniment, et cependant, ils partagent avec les autres peuples, peut-être même avec ceux-là qui avaient voulu raturer ainsi leurs mémoires collectives, la trame de ce temps découvert, tout actuel, à vif, imprévu et vertigineux, du Tout-monde. Temps des mémoires humaines et temps des affûts cosmiques. Pour celui qui aujourd'hui se lève, d'où que ce soit au monde et pour quelque raison qu'il dise, tout horizon est originel, ouvrant une autre région dans une autre totalité.
C'est que nous avons soulevé les différents, et les avons déployés comme des nuages nus.
Déployé aussi les paysages, que soudain nous voyons ensemble, rapprochant ce qu'ils endurent de sillons sinistrés, les sels pourris et les pollens gelés, les dattiers qui rentrent dans leurs sables, les sables perdus dans d'autres sables grèges, les feux et les eaux qui chiquetaillent les boues originelles, et des presqu'îles hélant à d'autres presqu'îles déjà désintégrées, les hauts des mornes poussant tempête vers les hauts des monts, et alors viennent les brousses tournées en forêts en raziés en terres sèches, de toutes les couleurs qui savent brûler, où les humanités survivent en squelettes drapés de boues, comme elles s'obstinent gonflées de graisses purulentes dans les étals des villes. »EDOUARD GLISSANT : PHILOSOPIE DE LA RELATION.GALLIMARD
« Ici. Le paysage assemble des lieux. Une localité se dessine comme un point singulier entouré d'un voisinage : source, puits, dent de cap qui se lance hors du rivage, île, petit lac, longue ganse de ruisseau, étranglement au sommet du col, guichet obligé par la rive du fleuve léchant le pied de la colline, clairière, gué, port, événement topographique, obstacle, limite ou catastrophe ; quelqu'un choisit de vivre auprès de la singularité déjà là et la charge de la sienne propre. Qui n'a pas rêvé de s'arrêter ici, au milieu du cirque de montagnes sèches, sous le soleil, d'y monter sa tente et d'y attendre la mort? Habitat ou niche, place du lit et de la table, autour de laquelle les traces de pas font mille festons et rinceaux, guirlandes locales de la vie courante. Ici quelqu'un vit, mange, dort, vaque à ses usages, aime, travaille, souffre et meurt. Qui passe sait aussitôt qu'il transite par un lieu, s'arrête sur le site ou devant la pierre qui le marque : ci-gît l'inconnu qui fit des taches sur le paysage et dont la dalle tombale perpétue l'occupation. Où passes-tu? Par ici même. A chaque question, il faudrait un récit infini détaillé pour servir de réponse, qui ne remplirait pas le lieu, occupé par le génie d'ici, ses tons et baumes, son tact et son silence, ses dépouilles ou restes qui n'ont de nom dans aucune langue.
Le chemin passe le paysage, enjambe les obstacles, catastrophes ou limites. Bouscule les dieux des lieux, va droit. Résiste aux obstructions.
Où cours-tu? Là-bas, où coulent, dit-on, le miel et le lait. D'où viens-tu? J'ai perdu le paradis de départ, où le père gît sous terre, la route y croise déjà et venait de plus loin. Par où passes-tu, où ne t'arrêtes-tu pas? Comment le savoir sans le repérage et, comme le chemin va droit, sans sa mesure ? Voici Thermes posé, le terme, la borne milliaire, ou kilométrique. Les sentiers de chèvres ou de randonnée, en montagne, se rythment par des cairns, monticules, pyramides, tumulus... Quelle vestale ou autre victime gît sous cette lapidation ?
Voici les lieux du paysage, des pierres tombales les marquent.
Voici, sur la route sinueuse, les cairns ou tumuli. Points d'accumulation munis de voisinages ou repères de métrique, en tout cas pierres de reconnaissance pour un ici bien fondé. » MICHEL SERRES.LES CINQ SENS.GRASSET
Les Huichols et leur chamans pensent qu'ils ont une mission constante assurer l'Équilibre Cosmique par la combinaison des Forces contraires; leurs invocations, leurs danses et leurs pèlerinages tendent vers ce but. La pluie et les moissons dépendent de leurs actions
Les mythes constituent un réservoir d'explications de la nature et de son origine, des maladies, des fautes humaines et des châtiments, de la mort : il n'y a rien de terrestre, de social ou d'existentiel qu'ils ne prennent en considération. En même temps, ils représentent un modèle de toutes les actions qui ont un sens pour la société : travail de la terre, chasse au cerf, pèlerinage à Wirikuta, cérémonie de guérison. L'ordre évoqué par les mythes définit la continuité des liens entre humains et monde autre, le respect dû aux divinités et aux morts, qui sont divinisés à l'instar des ancêtres mythiques. De plus, les contenus que présentent la plupart des mythes sont, plus que des récits de création, des récits de transformation. Dans ce sens, l'univers wixarica est soumis à des lois de mutations incessantes .L'absence de toute séparation claire entre une chose et l'autre entraîne une interaction référentielle constante entre tous les éléments : à l'instar de la nature «divinisée», le monde mythique est sujet aux changements et aux métamorphoses. Ce constat s'applique aux aspects les plus variés de l'univers du mythe : le soleil était un enfant avant de se transformer en feu ; les divinités habitent plusieurs lieux en même temps; Kauyumarri est à la fois être humain, cerf-bleu (Marra Yuavi) et peyotl, et il tire son pouvoir des plumes du muwieri comme le cerf de ses ramures. ILARIO ROSSI CORPS ET CHAMANISME. ARMAND COLIN
Pour les Wixaritari, l'accomplissement du savoir ancestral a un but précis : parcourir annuellement la géographie qu'ils habitent et qui les habite. En ralliant des lieux éparpillés dans les quatre directions et en accédant dès lors aux correspondances symboliques dans lesquelles ceux-ci s'insèrent, ils s'attachent à réaliser le paradigme ancestral : réunir ce qui doit être réunifié et activer les liens entre les humains et le monde autre pour n'en faire qu'une seule dimension. Ces différents lieux ne doivent pas être atteints dans un ordre précis, selon une progression particulière. Seul compte le parcours dans l'espace, au cours duquel les Wixaritari régénèrent la terre ainsi qu'eux-mêmes par les actions qu'ils accomplissent. L'attention particulière portée au centre de leur monde?, Tao et Tatewari, correspond ainsi à l'attention qu'ils portent au centre de leur être, à la quête personnalisée du bixùapat (centre intérieur) : l'être humain constitue un paradigme analogue à celui de l'espace/temps, fonctionnant sur des principes d'analogie..
Dans le cadre rituel, ce qui prime avant tout, c'est d'ouvrir les cœurs, d'être Tatewari. La quête de la cohésion communautaire - « nous devons former un seul cœur» détermine l'expression des sentiments et les perceptions sensorielles, les pensées et les finalités de la collectivité. Ce n'est là qu'une traduction conceptuelle propre à notre entendement, mais elle souligne la nécessité de relier tout ce qui est parole - gestuelle, techniques corporelles, mémoire, émotions, perceptions - au concept-action qui réunit ces dimensions N'oublions pas qu'il correspond aussi à ce que le mythe définit comme la fusion, incarnée par Kauyuamarri, entre l'homme, le peyotl et le cerf. Cet assemblage d'éléments donne son sens au processus rituel, qui s'affirme avant tout comme une affaire de relations entre l'homme, le temps et l'espace. Les offrandes, sacrifices, épreuves physiques et psychologiques, l'abnégation personnelle mettent en scène des sentiments dépouillés de tout utilitarisme prosaïque et chargés d'un fort potentiel d'intention. Ils ouvrent à une accumulation de capital symbolique, qui renforce les relations entre les hommes et le monde. ILARIO ROSSI CORPS ET CHAMANISME. ARMAND COLIN
Les drogues sacrées, objet d'un culte fervent, ont joué un rôle de la plus haute importance dans les époques précolombiennes. Sans doute depuis un millénaire, peut-être davantage. Les tribus des Chichimèques et des Teochichimèques dont ils descendent et qui nomadisaient dans les étendues désertiques du Nord le connaissaient, depuis une très haute antiquité. Lorsque les missionnaires voulurent évangéliser la Nouvelle-Espagne, ils se trouvèrent en face d'un monde ténébreux de cérémonies, de rites et de coutumes qu'ils qualifièrent immédiatement d'« impies et diaboliques». Sans chercher à comprendre l'univers magique des Indiens, les Espagnols détruisirent les temples, les idoles et condamnèrent en masse leurs manifestations religieuses, leurs pratiques et leurs croyances. Les plantes sacrées, les plantes qui provoquent des états d'ivresse et des hallucinations, furent l'objet de violentes accusations. C'était d'ailleurs pour ces propriétés qu'elles étaient vénérées par des peuples de l'ancien Mexique; étant donné leurs caractères surnaturels, leur origine était entourée de mystère et de merveilleux. On les consommait dans les temples, pendant les cérémonies religieuses, pour provoquer l'extase mystique; les prêtres les prenaient pour acquérir le pouvoir de divination et même la toute-puissance divine. . Les pères espagnols virent dans la consommation rituelle de ces drogues une cérémonie analogue à celle de la communion chrétienne. Ils en interdirent sévèrement l'usage et persécutèrent les adeptes de ces cultes païens.
La trilogie cerf-peyotl-maïs exprime la synthèse de l'histoire, de la pensée et de la religion huichol et montre, à divers niveaux et sur différents plans, l'unité et la continuité de la tradition. Elle reflète l'histoire du peuple wirârika et véhicule une série d'éléments qui se sont élaborés au cours du long processus formatif de la tradition; d'une part, l'univers culturel des anciens chasseurs semi-nomades dont l'aliment essentiel était le cerf; de l'autre, l'idéologie et les croyances des peuples sédentaires dont la nourriture de base a été le maïs. Autour de la trilogie se trouvent réunies les anciennes divinités de la Chasse et de la Guerre, adorées par les ancêtres chasseurs, et les nombreuses divinités de la Terre, de la Fertilité et de l'Eau, devenues très importantes depuis que les Huichol se consacrèrent à la culture du maïs. Ainsi, les éléments provenant des deux phases principales de l'histoire et de la religion des Huichol s'interpénétrent pour créer un ensemble homogène, qui surprend par son ampleur, sa complexité et sa cohérence.
Le peyotl constitue donc une sorte de trait d'union entre ces deux modes d'existence : le nomadisme, avec la chasse et la cueillette, et la sédentarisation, avec l'agriculture. Nourriture sacrée par excellence, il unit l'humain au surnaturel, le peuple élu à ses dieux.
Le voyage rituel à la Terre du peyotl déclenche chaque année un vaste mouvement d'idées, d'activités et d'échanges, où s'expriment les divers aspects de la vie et de la tradition indienne. Le pèlerinage est vécu à différents niveaux, mythologique, historique, social et économique, tant par l'individu que par son hameau. Il est un retour à la Terre sacrée des ancêtres, la terre que les Huichol considèrent comme leur pays d'origine. Dans ce lieu d'élection du Père Soleil et du Frère-Aîné Kauyumâri, se formèrent les principaux rites et doctrines du peuple wirârika. Là, dans les sources et les étangs de Tatéy Matiniéri, vit la Mère des enfants huichol, «celle qui donne la vie. Ainsi retournent-ils aux sources primitives de leur culture, aux sources de leur vie. Lorsqu'ils chassent à Wirikôta le cerf-peyotl puis s'adonnent pendant trois jours à la cueillette des cactus, les pèlerins retrouvent pour un moment les activités archaïques de leurs pères chasseurs et collecteurs.
Le chemin mystique du peyotl va unir symboliquement deux « centres » de l'univers indien : Teakâta où apparut le Feu primitif et qui est au cœur de la contrée huichol, et Lehûnar, la montagne où s'accomplit le sacrifice de l'Enfant-Soleil, qui surgit au milieu de la Terre du peyotl. Ces lieux, théâtre des événements cosmiques les plus importants, sont selon la tradition les points extrêmes de l'itinéraire sacré. Le voyage unit ainsi les deux contrées les plus vénérées par le peuple wirârika : la Sierra où il habite et la Terre du peyotl où auraient vécu ses ancêtres. « Nous allons chercher la vie, nous allons chercher plus de vie », disent les pèlerins en évoquant leur mission. Quête de vie, mais aussi quête de «plus de vie», de transcendance, telles sont les motivations profondes du voyage. La vie, c'est le maïs, nourriture de base, fin ultime vers laquelle tendent toutes les prières et les cérémonies; le but suprême du pèlerinage est en effet d'assurer, grâce aux rites du peyotl, la fécondité de la terre. Plante de la « vraie vie », le jikuri permet aussi à l'homme de communier avec les dieux, de connaître leur volonté et de la satisfaire.
Le pèlerinage a lieu généralement en octobre et durait auparavant une quarantaine de jours, y compris le retour; interminable marche de huit à neuf cents kilomètres à travers les sentiers de la Sierra Madré et les terres désolées de Zacatecas, jusqu'au désert de San Luis Potosi.
Les changements concernent essentiellement la durée du voyage et la façon d'accomplir le trajet. Dans les temps anciens, l'itinéraire se faisait entièrement à pied et, comme les lois de Marra Kwarri le laissent supposer, les lourdes charges de peyotl étaient confiées à des porteurs, qui étaient, selon les récits,des prisonniers de guerre. Depuis l'introduction dans la Sierra des ânes et des mulets, ou en tout cas dès la fin du siècle dernier, les animaux de bât ont accompagné les peyoteros et porté leurs paniers. Aujourd'hui, alors que des routes longent une partie de l'itinéraire, les Huichol utilisent souvent, sur des distances plus ou moins longues, des camions et d'autres moyens de transport des États traversés; cela les oblige à modifier la chronologie du chemin du peyotl et des rites célébrés. L'accès des hauts lieux de la tradition doit toujours se faire à pied et en respectant un ordre de marche rigoureux. Aucune route d'ailleurs ne pénètre au cœur de la Terre du peyotl, à Lehûnar ou Wirikôta, et la partie la plus sacrée de l'itinéraire se fait à pied. Autrefois, le pèlerinage durait une quarantaine de jours; aujourd'hui, sa durée varie entre vingt et trente jours. Une partie du temps gagné grâce aux moyens de transport est cependant perdue sur le chemin du retour, lors de la battue rituelle au cerf; auparavant nombreux, les cerfs se sont raréfiés et la chasse dure parfois plus longtemps que le pèlerinage lui-même.
Pendant les premiers jours de marche, les Indiens se préparent dans le silence et la méditation pour la confession qui a lieu le cinquième jour, quand ils arrivent à la «Colline de l'Étoile », localité de l'État de Zacatecas. Un prêtre-chaman les confesse un par un et à chaque péché — principalement péché d'adultère - - il fait un nœud à une corde qu'il donne ensuite au pénitent. La confession privée une fois terminée, a lieu la confession publique. Debout devant le feu, les pèlerins répètent à haute voix les noms des femmes avec lesquelles ils ont eu des relations adultères, puis en soupirant ou en pleurant, ils jettent les cordes dans le feu. Lorsque les flammes les ont consumées, ils sont purifiés de toute faute. Après la confession, le choix d'un compagnon, le changement des noms, la purification des sandales et d'autres cérémonies, le temps ordinaire et l'ordre quotidien sont définitivement bouleversés. Un nouvel ordre spirituel et social,une nouvelle société sacrée avec sa hiérarchie fonctionneront jusqu'à la grande fête du Peyotl, en mai. Les pèlerins ont mis de nouvelles lanières à leurs sandales et quelques Indiens, dont le chef de l'expédition et les chamans, ont orné leurs chapeaux de plumes de dindon.