Non, on ne peut pas « suspendre » comme on le veut les « accords de Schengen ». D’abord, les « accords de Schengen » n’existent plus : la convention d’application de l’accord de Schengen, signé en 1990, entrée en application en 1995, a été introduite dans les traités européens par le traité d’Amsterdam de 1997 (négocié par Jacques Chirac et Lionel Jospin). Ensuite, le traité prévoit certes une clause de suspension, c’est-à-dire de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, mais pour une durée limitée à quelques jours et si des circonstances exceptionnelles l’exigent. Le tout sous le contrôle de la Cour de justice européenne. L’exécutif communautaire a proposé en décembre dernier, à la demande de la France, de permettre un rétablissement prolongé des contrôles aux frontières intérieures si la Commission estime que la situation l’exige. Mais c’est tout.
Enfin, comme le remarque le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, « des pays d’Europe » ne sont pas membres de Schengen. Mais c’est parce qu’ils ont négocié une clause d’opt out qui leur permet de rester à l’écart de la libre circulation : il s’agit de l’Irlande et du Royaume-Uni. La Bulgarie, la Roumanie et Chypre ne sont pas encore intégrés, car ils ne remplissent pas les conditions nécessaires. En revanche, des pays non membres de l’UE sont membres de l’espace Schengen : Norvège, Islande, Liechtenstein et Suisse. Tous ceux qui sont admis dans l’espace Schengen ne peuvent le « quitter » ou le « suspendre » pas plus qu’on ne peut quitter ou suspendre la zone euro, la politique agricole commune ou la politique de concurrence : il s’agit d’un acquis communautaire. Le seul moyen de quitter l’espace de libre circulation, c’est de quitter l’Union européenne, ce qui est tout à fait possible depuis le traité de Lisbonne de 2007.
Bref, ce que propose Henri Guaino c’est que la France se mette hors la loi, en toute simplicité. Un magnifique exemple au moment où, justement, la France et d’autres reprochent à la Grèce de ne pas avoir respecté la discipline commune en matière budgétaire. L’Union est bâtie sur le respect de la norme : s’en affranchir, c’est menacer l’ensemble de l’édifice, Guaino, indécrottable souverainiste le sait très bien.
Le conseiller spécial prétend qu’il s’agit, pour la France, de plus accepter « automatiquement tous les immigrés que les autres pays membres acceptent chez eux. On n’a pas besoin de remettre des douaniers aux frontières. Ça, c’est de la caricature ». Là encore, deux gros mensonges : chaque pays de l’espace Schengen demeure libre d’admettre qui il veut sur son territoire pour un séjour de plus de trois mois (long séjour). Donc, manifestement, le cher Henri ne veut plus que les immigrés en séjour légal dans un autre pays européen puissent se rendre librement en France pour un séjour de moins de trois mois, en vacances par exemple. On ne sait jamais… Mais, alors, comment s’en assurer ? En remettant des policiers aux frontières de la France évidemment. On voit d’ici le nombre d’embauches de fonctionnaires qu’il va falloir réaliser : les 60.000 profs tant reprochés à François Hollande sont de la petite bière à côté…
Et surtout, pour quel résultat ? Les États-Unis ont bâti un mur qui les sépare du Mexique avec le succès que l’on sait. Tous les policiers vous le diront : Schengen est une remarquable réussite. Il a permis de mutualiser les moyens de lutte contre l’immigration clandestine et, pour la France, de reporter une grande partie de la charge des contrôles sur ses voisins : ce sont eux qui doivent surveiller les frontières extérieures et surtout réadmettre les clandestins qui ont échappé aux contrôles afin de les renvoyer dans leur pays. La France, elle, peut se concentrer sur des contrôles volants infiniment plus efficaces.
Bref, Guaino ment et agite des fantasmes d’invasion et d’insécurité venue d’ailleurs. Je vous conseille de lire le reste de l’entretien qui porte pour l’essentiel sur l’immigration et la récupération des tueries de Montauban et de Toulouse : on dirait du Le Pen dans le texte. Pour Guaino, ce n’est pas la croissance qui est la solution aux angoisses économiques des Français, ce sont des frontières étanches : « la France a besoin de frontières et qu’aucune société ne peut survivre si elle ne maîtrise pas les entrées sur son territoire. Cela fait écho à cette France du non à laquelle le président de la République a parlé à Villepinte. C’est-à-dire ceux qui ont le sentiment d’avoir perdu le contrôle de leur vie, d’être dépossédés peu à peu de tout, au point d’avoir envie de dire non à tout parce que c’est, à leurs yeux, le dernier refuge de leur liberté. Ce non, de plus en plus majoritaire, nous devons l’entendre et lui répondre ». Quand on n’a plus d’idée, quand on a beaucoup échoué en matière économique, on agite le spectre de l’étranger. Pathétique.
Photo: Reuters