A l’heure où Dassault s’apprête à opérer (en cas de signature du contrat) un transfert de technologie dans le cadre de la vente de 126 avions Rafale à l’Inde, il est bon de revenir sur des exemples passés qui illustrent les différentes facettes de ce type de dossier. Le site Infoguerre a souhaité faire un focus sur un cas d’école relaté par M. Boris Fedorovky, membre du GICAN et expert en construction navale, dans un rapport réalisé par des étudiants de l’ESSEC (l’intégralité du rapport est en ligne sur le portail de l’IE) permet d’évaluer la complexité du débat autour des transferts de technologie. Faut-il ou non opérer ce type de transfert et comment différencier les enjeux stratégiques (en termes de puissance, de marchés concurrentiels et de territoires. Ceci est un premier cas de figure pour aborder la grille de lecture PMT (Puissances/Marches/Territoires) sur laquelle travaille l’Ecole de guerre économique.
Années 60 : France leader mondial de la construction des méthaniers
En 1964, la France décide de se lancer dans la construction de bateaux transportant du GNL (Gaz Naturel Liquide) : le méthane. Dans les années 70, la France se positionne en tant que leader, et même pionnier, dans la construction de méthaniers. Le marché des méthaniers a connu une croissance progressive. La flotte mondiale augmente d’environ 100 unités vers 1975 à 200 unités dans les années 90. Suite à une crise de l’industrie pétrolière, l’investissement mondial en construction de méthaniers a baissé dans les années 80.
Cependant, dans les années 90, le segment devient de nouveau attractif pour la France grâce à une amélioration du contexte macro-‐économique. Les japonais fermaient certains chantiers et en Europe très peu de chantiers demeuraient encore ouverts. En France, un seul chantier existait toujours : celui de Saint-‐Nazaire (ou chantiers de l’Atlantique). Celui-‐ci restait spécialiste et expert en méthaniers, le meilleur au niveau mondial dans ce domaine. La construction des méthaniers repose sur deux technologies : premièrement, la conservation du méthane durant le transport et d’autre part la propulsion des méthaniers. L’expertise de la France était liée à la technique de conservation avec la licence GTT : des cuves isolées par des membranes, système exploité par Technigaz et Gaz Transport (GTT).
La technologie des membranes s’oppose à la technologie des sphères dont la licence était détenue par MOSS, un constructeur norvégien. La technologie des membranes est plus performante et moins coûteuse que la technologie des sphères.
À ce moment-‐là, la Corée rencontre un besoin de transport de GNL. Cependant, le gouvernement coréen souhaite garder les revenus engendrés par la construction des méthaniers au sein de leur propre économie. De ce fait, la Corée du Sud ferme son marché et la France se voit dans l’impossibilité de vendre des méthaniers à la Corée du Sud.
Cependant les Coréens se sont aperçus de la sous-‐performance de la technologie de la licence MOSS. La Corée, et plus particulièrement le chantier Hanjin, souhaite donc acquérir une expertise dans la technologie à membranes de GTT. Les chantiers de Saint-‐Nazaire furent donc sollicités en 1992 par Hanjin pour partager leur technologie et leur expertise.
Comment expliquer cette prise de risque ?
A cette époque la Corée du Sud se trouvait dans une position favorable : la dévalorisation du Yen leur permettait d’être compétitifs et l’état coréen effaçait les dettes des constructeurs de méthaniers. Afin de mieux comprendre le niveau de compétitivité de la Corée du Sud, il parait important de situer les niveaux de prix des méthaniers proposés. De 1991 à 1997 16 méthaniers d’environ 130k m3 ont été commandés par l’opérateur gazier coréen, Kogas, tous aux chantiers coréens pour 270 millions de dollars l’unité ; ce prix est tombé à 210 millions en 1997. A cette même époque, les chantiers de Saint-‐Nazaire ont vendu des méthaniers à Petronas pour environ 250 millions de dollars l’unité. Les Coréens ont ensuite baissé leur prix à 143 millions de dollars en 2000. Les chantiers français et japonais furent donc hors course, en termes de prix, face aux Coréens.
Rappelons que le marché de la Corée du Sud était fermé et que la demande dans le reste du monde n’était pas importante. Les Français construisaient donc de moins en moins de méthaniers et se voyaient dans une impasse sur ce segment.
La France a donc accepté de transmettre son expertise à la Corée en envoyant sur place des employés des chantiers de Saint-‐Nazaire : ce transfert a permis la France de recevoir une contrepartie financière de la part de la Corée du Sud : environ 200 millions de Francs .
La Corée du Sud devient leader mondial
Depuis, la Corée du Sud est devenue leader dans la construction de méthaniers : environ 83% des commandes mondiales sont passées aux chantiers de la Corée du Sud. Les armateurs coréens ont réussi, en signant des contrats à long terme, à consolider leur position de leader. La France n’a pas construit de méthanier depuis le début des années 2000 : la dernière commande a été passée par Gaz de France, pour une construction de méthaniers qui utilisait une nouvelle technologie – malheureusement cette dernière expérience fut un échec.
À priori, le transfert est désastreux pour la France d’un point de vue économique : le marché des méthaniers est perdu dû au savoir-‐faire de la Corée qui égale désormais celui de la France, et les chantiers de l’Atlantique ne vendent plus de méthaniers. Ce résultat n’était pas celui espéré par la France en 1992 lorsque le transfert s’est opéré.
En effet, ce transfert de technologie a certainement contribué à la compétitivité de la Corée du Sud. La technologie membrane permet de construire des méthaniers à des coûts moins élevés. De plus, comme nous l’avons constaté précédemment, les prix appliqués par la Corée ont commencé à baisser entre 1991 et 1997, et la France a transféré son savoir-‐faire sur la technologie membrane en 1992. Nous pouvons supposer que la compétitivité de la Corée du Sud suite au transfert de technologie, et donc à un progrès technologique non négligeable, n’a certainement pas été anticipée pas les chantiers français lorsque ce transfert a été accepté.
Cependant, nous pouvons relativiser l’aspect néfaste de ce transfert du point de vue français. Ce transfert aurait certainement eu lieu même sans l’intervention de la France. Malgré tout, grâce au transfert et à l’accompagnement de la Corée du Sud dans la construction de méthanier avec la technologie membranes, la France se voit dans la possibilité de perpétuer son savoir-‐faire. L’Espagne et la Chine ont depuis fait appel à l’expertise des chantiers de l’Atlantique en échange d’une contrepartie financière. Le coté néfaste du transfert est donc à relativiser ; en effet il n’est pas forcément totalement négatif.
Source :
- Les problèmes posés par le transfert des technologies par Nirvana Amarsy, Clarisse Blanc, Aïssa Boyer, Guillaume Collin, Salomé Furtos (Essec Mar arketing Management).