Amour, gloire et beauté

Par Marellia
A propos de Aiwa [Mansalva, 2009] et El escritor comido [Mansalva, 2010] de Sergio Bizzio

Sergio Bizzio est un de ces écrivains qui avant tout racontent une histoire, et qui le font (très, mais alors très) bien. Et qu'est ce que raconter une histoire me direz-vous ? C'est créer des personnages, c'est définir des situation, c'est mettre en place, esquisser une ou plusieurs ambiances, évoquer des lieux, dessiner voire exacerber des us et coutumes, bref faire respirer au lecteur un certain air. C'est exactement cela que fait Sergio Bizzio dans chacun de ses livres, dans les nouvelles fichtrement troussés du recueil Chicos [Interzona 2005], ou dans ces deux romans à la trame parfaite que sont Aiwa et El escritor comido. Pour Bizzio, qui, à l'instar d'un Daniel Guebel, fait partie intégrante d'une génération d'écrivains argentins nés avec/de la "révolution" César Aira, raconter c'est inventer, c'est explorer les possibilités du romanesque par la déviation et la transformation tant du récit, des faits que des personnages. C'est un des acteurs majeurs d'un certain "retour à la narration" - synonyme de créativité délirante, de récits fluides et tendus, vifs, d'un humour omniprésent - qui a su peu-à-peu faire sa place dans la littérature argentine, venant contraster avec les poids lourds de la génération précédente comme Ricardo Piglia ou Juan José Saer. Ses livres savent avec une finesse rare mélanger comme si de rien n'était un réalisme apparent et détaillé avec les débordements les plus risqués. Si la psychologie ou les constatations sociologiques y sont explorés, c'est toujours sous la forme déviée, biaisée, d'un commentaire faussement anodin, du soulignement du petit détail qui tue, sous une forme ironique et toujours précise, qui vient cisailler le réel avec toute la puissance d'un cliché, d'un lieu commun qui une fois saigné jusqu'à la substantifique moelle vient nous exploser à la gueule dans un grand éclat de rire. Car on rit souvent et beaucoup chez Bizzio, d'un humour carnassier. On invente aussi beaucoup, perpétrant régulièrement de petites perversions de la norme qui, loin d'être claironnées sur les toits, préfèrent subrepticement se glisser sous les innocents pieds du lecteur comme de belles et effectives peaux de bananes. L'écriture de Bizzio est pourtant dès plus amène, l'efficacité de la phrase, la concision, la volonté de dire tout de la manière la plus claire, le signale certainement comme un auteur qui se lit ou qui semble se lire facilement. Il y a chez lui, comme il y a chez Aira ou chez le Guebel de l'excellent La perla del emperador [Emece, 1990], la capacité propre du conteur d'attraper son lecteur. Ses phrases n'en sont pas pauvres pour autant, elles sont, de ce point de vue, la plupart du temps tout simplement parfaite. L'information requise à l'avancement de la trame y est donné, de même que les diverses possibilités de distanciations ou de relativisation. N'allez pas croire, ceci-dit, qu'il n'y ait de place pour la subtilité ou pour la suggestion, qui dit efficacité ne dit pas nécessairement premier degré. L'art de Bizzio est des plus subtil, il souligne autant qu'il élude, se joue de la tension narrative en permanence, lance des pistes qu'il détourne, ébauche, relativise. Son aisance est impressionnante et jamais rien ne s'apparente chez lui à un procédé ou à un volontarisme, contrairement au tout venant post-moderne.
La perversion de la vraisemblance ou, pour le dire autrement, la construction d'une vraisemblance autre, si chère à César Aira, trouve chez Bizzio un nouvel adepte. Encore faut-il définir de quel vraisemblance on parle. Il ne s'agit à l'évidence pas de celle d'un réel terne et factuel. La vraisemblance chez Bizzio comme chez beaucoup d'autres auteurs de sa génération ou de sa sensibilité c'est la mise en place méthodique, précise, de l'invention, c'est d'une certaine manière se donner les moyens de justifier le moins justifiable, narrer l'irréalisme avec le plus grand réalisme. D'où l'importance chez Bizzio du détail, la précision parfois quasi maniaque du détail et du registre. Les références, les citations, les appropriations sont très fréquentes chez lui mais ne sont pas nécessairement décelables, elles sont avant tout utiles. Pas besoin de lourdement souligner "regardez comme je m'empare du langage des série télé ou de la bande dessiné ou de quoi ou qu'est ce", il suffit juste de le faire, ce qui pour Bizzio est d'autant plus facile qu'il a travaillé pour la télé et réalisé des films (voir à propos du monde de la télévision ses deux excellents romans Era el cielo et Realidad, publiés en espagne par Caballo de Troya).

L'argument de El escritor comido [L'écrivain mangé] tourne autour d'un certain Mauro Saupol, médiocre auteur brésilien de best-seller au succès de vente colossal (sous les traits duquel il serait difficile de ne pas entrapercevoir un Paolo Coelho, que l'on croisera d'ailleurs de fait au cours du livre), décide de se faire passer pour mort afin de voir quelle sera la réaction de ses contemporains. De cette décision fondatrice au fort potentiel tragi-comique jaillira une intrigue à tiroir qui en cinq généreux chapitres nous mènera de l'hôtel miteux d'une ville brésilienne à la jungle amazonienne, des rudes meurs d'obscures tribus indigènes aux luxueux couloirs d'un hôtel grande catégorie dans une Venise languissante et rongé par le tourisme. Le récit suit son court et se tuile d'une scène à l'autre, d'un espace à l'autre, au gré des transformations, des mutations du personnage. D'homme, Saupol deviendra femme, et ira s'échouer telle une vieille baleine épuisée sur une plage de Venise. Entretemps, il aura vécut le délire pur, souffert dans son corps même les conséquences de sa vanité.
Saupol c'est les grandeurs et misères d'une volonté de gloire (ou plutôt de gloriole) littéraire version contemporaine: écrire des livres minables, tissus de vagues clichés new-age et de resucées de choses piquées ici ou là, afin d'être connu et d'être riche (ce qui est le cas). Bizzio dans plusieurs interviews confesse s'être inspiré d'un classique anglais du début XXème, le Enoch Soames de Max Beerbohm (1916), dans lequel un mauvais et vaniteux écrivain vend son âme au diable pour pouvoir voyager dans le futur afin de savoir si ses livres sont encore lu et ornent toujours les rayons des bibliothèques. Les deux personnages dit Bizzio partagent "une même aspiration à rester désirable après la mort", mais là où le personnage de Beerbhom en bon écrivain maudit aspire à la gloire éternelle du canon littéraire, Saupol, qui lui à déjà tout (succès, femmes, argent) et se croit heureux, n'aspire qu'à un futur de quelques semaines. Après l'accident d'avion qui lui sert d'excuse pour son petit jeux, il passe fébrilement son temps à lire les journaux et regarder la télé pour voir ce que l'on dit de lui. Le premier ressort comique d'une telle situation est évidemment celui de transformer "l'évènement" ingénument monté par Saupol, sa "mort", en un typique tourbillon médiatique contemporain: la nouvelle fait le tour du monde en 24 heures puis est immédiatement oubliée. Notre pauvre écrivaillon à paillette a à peine le temps de sortir de l'hostile jungle où l'avion s'est écrasé et d'atteindre la ville la plus proche pour que l'on ne parle déjà plus de lui.
A partir de cette première déconvenue, le livre va tracer l'extravagant périple d'une destiné basé sur un geste fondateur raté. La fausse mort de Saupol, qui a fait flop, va devoir se transformer en une autre "mort", se travestir en de nouvelles exactions pour le coup vraiment tragiques (et comiques), le livre prenant alors les atours d'un roman d'aventure en Amazonie inconnue, d'un roman de transformation, d'une discrète agonie vénitienne. Saupol sera prit pour un autre, pour Jan l'amant (a moins qu'il ne s'agisse d'un dieu ou encore d'un tigre) disparue de la fille du roi d'une infâme tribu cannibale de bande-dessiné, il en subira jusqu'au bout les conséquences absurdes. Il sera à demi dévoré, et c'est cette destinée grotesque qui enfin fera parler de lui. S'ensuivra le "retour" a la civilisation d'un Saupol métamorphosé en un monstre de foire monnayable, défiguré, victime d'un destin qui serait tragique s'il n'était avant tout dérisoire, presque puéril. Sa petite combine initiale lui aura couté bien cher. A partir d'ici, Bizzio tisse un complexe tramage de trahisons, de paranoïa et d'amitiés contrariés dans l'univers impitoyable des média, de l'édition a grand tirage, de la vénalité d'amantes traitresses, du conflit entre talent et imposture. Néanmoins, il ne faudrait surtout pas s'attendre à un livre à charge, le récit est plus proche de la farce et de la fable que de la critique des travers contemporain. Bizzio n'est heureusement pas un écrivain à message ou à démonstration. Comme chez Aira, ce qui importe en premier lieu c'est de raconter, ce sont les péripéties du romanesque, un romanesque qui n'est pas rétraction dix-neuvièmiste mais, nous l'avons dit, invention, c'est-à-dire renouvellement, avancée inexorable du flux de l'action qui de fait est ici indicerné des aspects critiques, théoriques ou humoristiques du récit. Si l'action prime avant-tout, c'est parce qu'elle est aussi observation d'elle-même, de l'écrit, de son lecteur. En d'autres termes, l'action, ici, est jubilation. Peu de livres sont aussi jouissifs à lire que ceux de Sergio Bizzio, il faut bien le dire.


Aiwa, c'est encore autre chose, même si le livre partage quelques thèmes avec El escritor comido. Aiwa déploie en essence deux fils narratifs : l'histoire d'un amour partagé et l'histoire d'un village de "monstres" perdu dans la montagne et des rapports économiques qu'il entretient avec la ville la plus proche. L'amour c'est celui qui uni la jeune Aiwa, du village des "monstres", et le jeune Sony, qui vient lui de la ville. Les "monstres" se sont les habitants mâles du village, victimes d'une surprenante et inexpliqué croissance mammaire. On retrouve ici l'idée de transformation et de "devenir monstre", également présente dans El escritor comido, une thématique qui par ailleurs rapproche une nouvelle foi Bizzio de César Aira. Ceci-dit, on pourrait constater que si Bizzio semble effectuer dans ses livres un travail de réappropriation de certaines thématiques et innovations initiés par Aira, il les désossent et les dépouillent néanmoins largement du support méta-littéraire à partir duquel le prolifiquissime écrivain originaire de Coronel Pringles affirme et assoient ses inventions délirantes. En ce sens, Bizzio est un écrivain sans doute moins directement ou ostensiblement intellectuel qu'Aira. Si les romans d'Aira sont autant des contes que de brillants exercices de critique et de théorie littéraire, ceux de Bizzio sont définitivement du côté du conte, et tout le reste (citations, références, clins d'oeil aux lecteurs) lui sont subordonné. L'art de Bizzio est fiction pure, dirais-je, si tant est que la notion de "pureté" ait quelque sens.
Aiwa donc, est en premier lieu une histoire d'amour, l'histoire d'un amour serein, heureux, qui pétille de cette immaturité glorifiée par Gombrowicz. Ce livre c'est un peu la belle et la bête, l'amour magnifique et juvénile versus la monstruosité de seins énormes, felliniens, s'installant peu a peu sur les torses de pères désemparés et pusillanimes. L'agilité et l'intelligence de la jeunesse versus la bêtise un peu molle des adultes, leur inconséquence. La jeunesse que nous propose Bizzio a définitivement beaucoup à voir avec celle qu'exaltait ou rêvait Gombrowicz. De ses oppositions archétypiques, Bizzio tisse son récit, tout en détail et précision. Il y aura encore l'expédition de ces scientifiques qui veulent comprendre la raison de telles déformations, et il y aura évidemment une révélation ou explication, là-haut, dans la montagne, l'occasion de quelques épisodes rocambolesques du meilleur tonneau. C'est une nouvelle foi régulièrement hilarant, parfois cruel, avec cette façon qu'a Bizzio de définir ses personnages en creux, presque par défaut, en s'attardant uniquement sur certains travers, certains rictus, quelques bévues ou actes manqués. C'est enlevé, vif et puis aussi surtout beau. En lisant ce livre on se rend compte à quel point on avait envie, là, tout de suite, de lire une histoire d'amour, une histoire d'amour et aussi de types auxquels leurs poussent des seins dans un bled arriéré perdu dans la montagne. C'est que l'art narratif de Bizzio a la beauté, la classe, de l'évidence faite fiction, faite invention.