Les Pèlerins
Brok était un peu inquiétant, de prime abord, mais c'était un crème. Grand sécos quinquagénaire, musclé, le poil ras, le nez busqué, une tête de buse pas commode, personne le faisait chier. Lui, en retour, se montrait serviable. Il causait concis, bourru, tranchant, un chouan sous amphètes.
Il m'avais remis ses boites d'Equanil, en m'expliquant que c'était pour ses nerfs, je lui avais alors vanté les mérites de l'Espéral, histoire de lui montrer que je faisais partie du club des nerveux repentis, moi aussi. Ça l'avait mis en confiance, il venait parfois en griller une avec moi, la nuit, quand il avait des insomnies, et il en avait souvent.
J'ai beaucoup pratiqué les frères d'Emmaüs, les monastères et les ermitages. J'en ai retiré la faculté de lire dans les âmes, me confessa-t-il, un soir, les yeux dans les yeux, et sans sourciller.
Extrait de La petite maison dans la zermi Thierry Pelletier Ed. Libertalia
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Début du 17ème chap ; le livre en compte vingt-sept pour cent trois pages, auxquelles il faut ajouter une biographie de l'auteur ainsi qu'une bibliographie.
Julien Green affirmait qu'il fallait haïr la belle phrase. Sous-entendu, laissons couler ces bateaux trop chargés de sens, dégueulant de vanité et saturant les yeux.
On n'est pas dans le code du récit ordinaire où une phrase de départ entrebâille la porte par une mise en décor, un problème esquissé, une petite manie nous attirant dans les loges aux côtés du héros. Ici, on plonge sans préparation et sans retenue dans le monde qui occupe l'auteur.
La table plantée d'emblée, il montre les plats d'un geste et spécifie immédiatement la tonalité du repas. Par la grâce d'un simple article, notamment. Ce « les » anaphorique, qui nous ramène à une mémoire antérieure, à un groupe que nous ne connaissons pas mais bien constitué, s'appuie sur le verbe d'état le plus simple, qui certifie la situation et l'historique. A prendre ou à laisser.
Cette concise sécheresse mène le bal sans faiblir. Elle en impose, gitane et pas banale. En même temps elle pose un grand silence empli d'interrogations diffuses. Alors, l'auteur remplit à moitié ce vide d'une phrase longue avec laquelle nous respirons et en apprenons un peu plus. Avant qu'il ne tire de nouveau sur la laisse avec une nouvelle phrase courte qui zoome sur le représentant des « ils », M. Brok.
Si Kérouac symbolisait la beat-génération, Thierry Pelletier copine plutôt avec le rock, boom-tchak, boom-tchak, phrase longue, phrase courte. Quand il se laisse aller au récit, il passe à une musique contemporaine, une musique viscérale à sa place dans ce monde éviscéré où il évolue : le rap. Phrase courte, puis deux phrases longues. Le récit occupe la scène.
Globalement, Thierry Pelletier nous propose des caractères. Un la Bruyère du XXIème siècle navigue chez les clodos et les tox. Sauf qu'il écrit aujourd'hui et que comme Brok, il a du vécu littéraire. Alors mine de rien il délaisse la démonstration et embraye à son rythme sur la narration, parce que raconter un homme c'est bel et bien raconter une histoire.
Boom, boom, basse, low, tempo. Tchak, on replonge en phrase courte. Le timing tient l'orchestre d'une belle main ferme.
Tout au long du livre, c'est une vue en coupe d'un même monde.
La première intelligence, la première qualité de l'auteur c'est, on l'a vu, d'emprunter pour faire sens à la synthèse et à la narration, au roman.
La deuxième, c'est la culture, et pas de celles qui s'étalent. Proximité persistante avec le livre, avec la chose littéraire dans ses replis divers. On sent l'amoureux dans son passage brusque du « grand sécos » au « quinquagénaire musclé « , là où ou d'aucuns se seraient laissé aller à « la cinquantaine balaise », ou « cinquante balais bien droits ». L’œil cadre parfaitement ses personnages. Sûrement parce qu'il a longtemps revisité ceux que lui proposaient d'autres écrivains.
Il n'a aucune peine à mettre en route le déclencheur de nos imaginaires. Présent de narration, la narration est bien là. M. Brok, les yeux cernés, sec comme sa voix, à table avec l'auteur. La succession des nuits et des jours et enfin l'aveu parce qu'avant ils avaient échangé, dans un plus-que-parfait épais comme la statue du Commandeur sous Equanil et Espéral.
Pour clore ses vingt-six caractères, l'auteur propose une méditation. Il reprend, remâche ces vies rencontrées dans son job d'éducateur et les projette sur la table. Non pas pour les expliquer - il s'est déjà bien fait comprendre -, mais pour les ré-aligner dans le cadre socio-économique où la misère prospère. Quelques pages citoyennes, fortes et concises comme le reste pour souligner les contours et mettre les points sur les "i" à ceux qui ne voient dans Hugo et Zola que de formidables conteurs.