Pétrolette et ouverture éclair
Le sens du mouvement avec la non-maîtrise qu’il entraîne, Rouzeau l’a depuis longtemps acquis, si elle ne le possède pas naturellement, et il l’a logiquement conduite au sonnet – car elle fait partie de ces poètes nés qui ont une culture. Elle sait, ou sent, ou suit la règle essentielle du sonnet : il ne saurait aller seul (Vrouz en compte 151). Puisqu’il n’arrête rien, n’est qu’un passage, une approche hypothétique, la réussite ou satisfaction lui est si contraire que le sonnet ne peut que rebondir, se rerisquer. D’où l’enchaînement des poèmes dans Vrouz, par couplage de thème, regain expressif autant que par glissement, dérapage, accident. Ni recueil ni journal, Vrouz est un livre construit cinétiquement, sinueusement, qui « va où » il ne sait pas, sans début sinon « Bonne qu’à ça ou rien », ni fin qu’une dernière pirouette ferroviaire au lecteur : « Avant de descendre assurez-vous / De ne rien t’oublier / […] Nous vous remercions / De votre incompréhension. »
Si j’insiste sur ces aspects formels du livre, c’est que Valérie est souvent rangée parmi les lyriques, au sens de ceusses qui s’esspriment en pohésie ; voire pire : qui donnent une voix à l’époque, à leurs semblables. Non sans coup de griffe au journalisme marchand, elle prévient : « Je ne suis pas une femme actuelle » (p. 109). Le confirme son ironie à l’égard des gadgets (téléphone en particulier) qui communiquent des solitudes verrouillées – et rouillées. Vrouz roule et tourne sans cesse. Zouvr (dans un bruit d’ouverture éclair) accueille autant le monde extérieur (triste ou rigolo, ça dépend) et les amis, voisins, passants croisés ici ou là, que la vie émotive, corporelle ou bassement matérielle (des punaises dans le matelas par exemple) de son auteur : « je est un hôte d’on ne sait qui ou quoi » (p. 140).
Le trait le plus caractéristique de son écriture est l’humour, la capacité de rire de soi comme des autres ou avec eux. Pas de poésie sans humour : ce qui élimine un tas de chieurs prétentieux. À l’humour contribue la conscience de ce que sont les mots : à la fois porteurs et trompeurs, sensés et fous, malicieux parfois, étrangers toujours. Le lyrique est celui (ou celle) qui sait en jouer pour les déjouer, les indéfinir, les désuser et méduser, faire qu’ils sentent quelque chose et chantent pour rien, pour le plaisir, la consolation, au lieu de servir, parler, discourir. Cette liberté, non pas donnée mais volée aux mots et à la grammaire, assure à chaque poème une dynamique, à chaque vers de tenir en déséquilibre sur le fil fragile d’une phrase qui casse, qui en découd avec vivre, qui se résout de gagner en légèreté contre le poids des choses ressenties.
Je connais un peu Valérie Rouzeau. D’une autre génération, avec un parcours, des choix, des risques différents, ses livres ne m’ont pas été d’un accès immédiat. J’ai fini par me dire qu’elle était un poète naturel, contre tout ce que j’imagine être l’art poétique, sans que je sache trouver un autre exemple incontestable d’écriture naturelle (Keats ? Laforgue ?). Il y a une vitalité débordante, un lâchez-tout néanmoins maîtrisé dans ses livres, et qui s’accroît avec l’expérience acquise. C’est peut-être ça le naturel paradoxal de l’art. Chaque poème vous file d’une traite devant les yeux sans que votre esprit l’ait tout à fait reconnu. Une mésange qui passe ? Mais quelle ? Bleue ou charbonnière ? L’une ou l’autre, c’est un don du hasard qui vous laisse ravi.
[Jacques Demarcq]
Valérie Rouzeau, Vrouz, La Table ronde, 176 p., 16 €.