Incontestablement, les banques centrales comptent parmi les gagnants de la crise. Malgré les critiques lancées contre elles, leur poids dans l’économie s’est considérablement renforcé.
Par Guillaume Vuillemey.
La Fed aux Etats-Unis
Un chiffre suffit : depuis 2008, le bilan de la réserve fédérale américaine (Fed) a augmenté de 1500 milliards de dollars, alors même que se multipliaient les critiques quant à son rôle dans le gonflement d’une bulle immobilière au début des années 2000.
En Europe, le constat est très similaire. Pour autant, la confiance que l’on place dans les banques centrales est-elle fondée ? Atteignent-elles les objectifs qu’on leur assigne ? Trois économistes américains ont récemment dressé un bilan des performances de la Fed depuis sa création en 1913 1. Leurs conclusions, peu élogieuses, incitent à reconsidérer le rôle passé et présent des banques centrales.
Le premier objectif de la Réserve fédérale est la stabilité des prix. Ici, George Selgin, William Lastrapes et Lawrence White comparent l’évolution des prix avant et après la création de la Fed. Un indice est éloquent. Un panier de biens valant 100 dollars en 1790 coûtait guère plus – 108 dollars – en 1913, mais coûterait aujourd’hui plus de 2400 dollars. Ainsi des monnaies convertibles en or, couplées à l’absence de banques centrales, ont permis une grande stabilité des prix pendant plus d’un siècle. A contrario, l’institution d’une banque centrale a coïncidé avec une dégradation continuelle du pouvoir d’achat de la monnaie.
A défaut de contenir la hausse des prix, la Fed a-t-elle permis d’atténuer l’ampleur des cycles économiques ? Là encore, les performances de la banque centrale sont douteuses. La volatilité du PIB et de l’emploi américains est plus grande depuis 1913. Quant à la fréquence et à la durée moyenne des récessions, elles n’ont pas diminué. Pour ce qui est de la période désormais baptisée « grande modération » (de la fin des années 1980 jusqu’au début de la crise actuelle), une majorité d’économistes s’accorde pour reconnaître que la baisse de la volatilité du PIB ou du chômage n’est pas attribuable à une plus grande efficacité de la politique monétaire.
Faut-il s’étonner de ces performances décevantes ? Une telle question n’a pas qu’un intérêt historique, compte-tenu du rôle essentiel joué par les banques centrales depuis trois ans. Y aurait-il un vice de construction qui empêche les banques centrales d’atteindre les desseins qu’elles se fixent ? La réponse appelle plusieurs considérations.
Tout d’abord, les banques centrales sont confontées à un problème de connaissance. Malgré les bases de données colossales dont elles disposent, elles ne peuvent recueillir toute l’information pertinente qui leur permettrait de prendre des décisions optimales. L’achat d’ordinateurs ou l’embauche de statisticiens supplémentaires ne change rien. L’état de l’économie dépend avant tout de l’action humaine, des incitations des individus à épargner, à investir ou à entreprendre – autant de paramètres subjectifs qu’aucun planificateur ne peut appréhender avec exactitude. Faute de ces connaissances, les banquiers centraux décident, à tâtons dans la pénombre, de variables essentielles à l’économie. Sous un régime d’étalon-or, celles-ci étaient fixées par le marché, avec des résultats au moins aussi satisfaisants.
Comment ces décisions affectent-elles l’économie ? Fondamentalement, les banques centrales n’agissent sur l’économie que par une variable principale, la masse monétaire, qu’elles ajustent via une série d’outils (taux d’intérêts, réserves obligatoires). Parce qu’elles disposent d’un monopole d’émission protégé par le cours légal – on ne peut refuser leur monnaie comme moyen de paiement – les banques centrales n’émettent que des monnaies-papier qu’elle peuvent créer ex nihilo, presque sans coût. Dans un régime d’étalon-or au contraire, tout titre monétaire a pour contrepartie une quantité d’or. La création monétaire se trouve fortement limitée ; l’inflation, par conséquent, est bien moindre.
Ce n’est pas tout. En augmentant artificiellement la masse monétaire – ce que les monnaies-papier facilitent considérablement – les banques centrales donnent aux individus l’illusion d’une richesse plus grande. Elles les incitent à sur-consommer et à trop investir. Ce faisant, elles alimentent des bulles, qui éclatent après quelques années d’euphorie. Ainsi s’explique la plus grande volatilité observée depuis la création des banques centrales.
A cette étape, une ultime question s’impose. Si les banques centrales ne peuvent être légitimées en raison de leurs performances, alors pourquoi existent-elles encore ? Il faut cette fois faire appel aux dynamiques politiques. Comme toute institution, les banques centrales ne sont pas des entités désincarnées, n’existant que pour mettre en œuvre un savoir ou une prérogative. Elles sont avant tout des structures humaines, composées d’individus réagissant aux incitations auxquelles ils sont soumis. L’histoire l’illustre à merveille. En Europe, les banques centrales ne sont pas nées pour garantir la stabilité macroéconomique. Elles ont émergé au cours de crises successives des finances publiques. En acceptant de fournir de l’argent frais aux États, elles ont obtenu en contrepartie des privilèges croissants, qui ont culminé avec le monopole d’émission de la monnaie. Un exemple est éloquent : quand Napoléon confère une série de privilèges à la Banque de France, ce n’est pas pour stabiliser la conjoncture, mais pour financer les guerres européennes. L’histoire des banques centrales regorge d’échanges similaires avec l’État, « liquidités contre prérogatives ». Les fonctions de stabilisation macroéconomique sont venues ultérieurement se greffer. Elles ne sont pas premières.
Des progrès ont-ils été accomplis depuis ? L’optimisme incite à regarder l’histoire comme un processus d’apprentissage et de perfectionnement. Mais la réalité, ainsi que le montrent les chiffres, est probablement différente. La compréhension du rôle actuel des banques centrales nécessite une réflexion débarrassée des préjugés et des déclarations d’intentions. Qu’observe-t-on ? Aux États-Unis, la Fed achète des bons du trésor (politique de « quantitative easing »). De notre côté de l’Atlantique, la Banque Centrale Européenne achète les titres des pays insolvables (Grèce ou Irlande). Ce faisant, les deux institutions confortent leurs privilèges et acquièrent un poids plus grand dans l’économie. En un mot : liquidités contre prérogatives. La scène déjà jouée lors de la création des banques centrales se répète. Derrière le masque de la stabilisation, peu de choses ont changé au cours des siècles.
—
Sur le web
- George Selgin, William Lastrapes, Lawrence White, « Has the Fed Been a Failure ? » Cato Working Paper, 9 novembre 2010. ↩