Jacques Allard
Hurtubise
327 pages
Résumé:
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, dans la petite ville de La Tuque, Rose-Marie tient un journal où elle revisite les temps forts de son quotidien : sa rencontre avec un beau Survenant de Gaspésie, l’appréhension d’une grossesse non désirée, l'angoisse d’être abandonnée par le père déjà enfui, ses espoirs... Mais bien plus que la chronique sentimentale d’une jeune Canadienne française de 1939, Rose de La Tuque est l’évocation d’un monde disparu : l’ambiance des grandes familles d’antan, la vie culturelle et sociale de l’époque, la mainmise de l’Église sur les âmes et les corps, le carcan des convenances, les sombres présages de la guerre imminente. Autour de Rose, une galerie d’inoubliables personnages: son amie et confidente Sarah, réfugiée juive au sort incertain ; sa mère Marie-Anne, sage-femme; son père Pit, reclus dans son campe ; ses soeurs et frères remuants ; les notables de la ville ; la figure légendaire d’une riche mécène américaine.
Mon commentaire:
Voilà un roman que j'ai eu beaucoup de plaisir à lire et dont j'ai trouvé l'écriture fort délicate. Le livre s'ouvre sur une note, en 1991, où Rose-Marie, une femme de 74 ans qui se meurt, lègue à son fils Franz des carnets et des agendas. Ce sont ces carnets que nous lisons.
Le sujet est, au départ, plutôt commun. Une jeune femme qui vit en 1939, à La Tuque, appréhende d'être enceinte d'un charmant Gaspésien avec qui elle s'est amusée un soir. Le couple n'est pas marié, ce qui complique plutôt les choses. D'autant plus que ce Julien est retourné dans son coin de pays et que Rose désespère de le revoir. Et elle écrit dans son journal le compte-rendu de cette année de changements pour elle.
J'ai aimé plusieurs aspects de ce roman. La plume de l'auteur tout d'abord. Je trouve que la lecture est empreinte de douceur. On imagine une Rose charmante, intelligente, cultivée. J'ai aimé que la culture soit justement omniprésente. Ce n'est pas parce qu'on demeure à la campagne ou dans les bois, que nous sommes forcément incultes. Cette idée que la culture et le goût du beau en art ou en musique ne soit forcément qu'urbain est souvent présent dans beaucoup de romans. Ici, c'est le contraire. La Tuque s'est doté d'une petite communauté culturelle très intéressante. C'était, à l'époque, une plaque tournante importante du point de vue culturel, religieux et touristique. La Mauricie, avec ses kilomètres de forêt, accueillait les visiteurs, des guides, des chasseurs, des pêcheurs, en plus d'attirer les investisseurs avec ses richesses naturelles. Du côté religieux, le Sanctuaire du Cap accueillait des pèlerinages depuis le prodige des yeux et celui du pont de glace, dont on parle d'ailleurs dans le roman.
Rose est amie avec Sarah, une jeune femme juive en fuite, qui a trouvé refuge auprès de bourgeois où elle travaille. Elle apporte avec elle la musique et la culture européenne, qu'elle partage avec Rose. Les deux jeunes femmes ont un cercle de lecture, où elles reçoivent des auteurs de l'époque et président de belles discussions. On y retrouve d'ailleurs de nombreuses références à différents personnages de l'époque. Sarah par exemple, est la protégéé de Stefan Sweig, à qui elle écrit régulièrement. C'était un ami de ses parents, qui l'a prise sous son aile, en croyant que son statut d'écrivain pourrait les mettre à l'abri de la folie des hommes. Mais il ne fait pas bon être juif à cette époque, même au Canada.
Outre Zweig, on croise l'ombre de Laure Conan, Emile Nelligan, Franz Schubert, François l'amoureux de Maria Chapdelaine, Ringuet, Jean-Charles Harvey, Philippe-Aubert de Gaspé, Jovette Bernier, Blanche Lamontagne, Eugène Corbeil le fondateur de La Tuque, Alfred Desrochers et Éva Senécal. Le roman m'a également donné envie de lire autour d'Anne Stillman McCormick, propriétaire et mécène américaine installée en Mauricie, qui est très présente dans le roman. En effectuant quelques recherches autour des personnages du roman qui ont déjà existés, je suis tombée par hasard sur un site reprenant les écrits de Max Comtois, médecin de l'époque à La Tuque (dont on parle dans le roman). C'est un plaisir de le lire. Les écrits ont été mis en ligne par sa famille. Vous pouvez les consulter sur le site Souvenirs du Dr Max Comtois.
Dans le roman, on parle beaucoup de la guerre, qui menace l'Europe et dont la conscription obligatoire au pays est éminente. Chacun des garçons à son opinion sur la question et nous sommes témoins des différentes conversations entre eux le soir, alors que toute la famille s'attable ensemble. On parle beaucoup du Québec de l'époque, de ceux qui l'ont fondé, des gens qui le composent. La présence de Sarah apporte de nombreuses pistes de réflexions autour de la question juive, des races et aussi de la position canadienne-française face à la guerre.
Au fil du journal de Rose, on aborde le quotidien du village, l'évolution des lieux avec l'arrivée du chemin de fer, des routes pavés, de la papetière, de l'installation de nouvelles compagnies pour contrer les répercussions de la crise de 1929. Il y a la question délicate de l'enrôlement obligatoire, de la politique de l'époque. Beaucoup d'informations historiques et culturelles. Un plaisir.
Rose de La Tuque est un roman qui m'a beaucoup plu car il nous fait voir le Québec de l'époque différemment, à travers un lieu en plein développement, qui pour une fois n'est pas Montréal ou Québec. Le rapport des personnages à la culture apporte de la fraîcheur à l'histoire. Le traitement est nouveau, différent et lumineux.
Un beau roman.
Un extrait:
"Ô le beau soir de mai! Le joyeux soir de mai!
C'est un vers ironique d'Émile Nelligan, le poète fou. Il avait ses raisons d'avoir le vin trsite, un soir de mai. Les femmes riaient de luis et de son Idéal, les hommes le dédaignaient. Il n'était compris "que par le clair de lune et les grands soirs d'orage". Comme je le comprends. Sa Romance du vin me revient la nuit. La poésie m'est une compagnie." p.113
"Je m'en vais tout de suite. Comme oncle Stefan, je n'aurai pas de descendance, je ne suis déjà qu'une branche morte. Tu le diras au poète de l'Orford, nous sommes d'une race qui, depuis des siècles, sait mourir, peuple élu de Dieu, mais race maudite par l'Occident et même l'Orient d'où nous sommes. C'est ainsi. Les races sont mortelles." p.312