Deux ans après son énorme succès à Avignon, Angélica Liddell revient à l’Odéon avec La Casa de la fuerza (La Maison de la force), un spectacle de cinq heures construit à partir des histoires de vie de femmes mexicaines, présentes sur scène, qui mêle performance, théâtre d’image, de texte et musique.
Le problème avec les spectacles qui sont acclamés à Avignon, c’est qu’on en attend beaucoup trop, parce qu’on oublie que le plaisir d’Avignon consiste au moins autant à être ensemble, pendant un mois, parmi toute une communauté de spectateurs qui échange sur les spectacles en permanence et avec enthousiasme, qu’à voir les spectacles eux-mêmes. L’émulation propre au festival disparaît une fois les spectacles disséminés aux quatre coins du pays. Du coup, la force de frappe de La Casa de la fuerza et sa réception ne sont pas du tout les mêmes à Paris, deux ans plus tard — à commencer par l’état physique des spectateurs : à Avignon ils sortaient à 3h30 du matin, ici à 23h.
Pendant cinq heures de spectacle, trois femmes mexicaines racontent les violences masculines. L’homme n’est jamais aussi inventif que lorsqu’il s’agit de faire souffrir l’homme, voilà ce que j’ai retenu du préambule de la petite fille arrivée et repartie en avion à roulettes, qui dit en fait, après vérification : “Il n’y a ni montagne, ni forêt, ni désert, qui puisse nous délivrer du mal qu’autrui nous prépare.”, ce qui est sensiblement différent de ce que ma mémoire a restitué. La Casa de la fuerza fait son chemin dans l’imaginaire de chacun de mille façons, et quand certains y voient une allégorie de la mort de Dieu, d’autres s’ennuient devant l’anecdote d’une femme qui s’est fait larguer. Angélica Liddell raconte les deux à la fois, et, surtout, le passage de l’histoire individuelle à l’histoire collective, problématique. Ou comment un homme peut dire à une femme : Je m’intéresse à la souffrance de l’Humanité, je m’intéresse à ma propre souffrance, mais je ne m’intéresse pas à la tienne. Le spectacle commence par là : par le sentiment d’illégitimité de la souffrance féminine. Une actrice, la robe remontée jusqu’aux hanches, le sexe offert, raconte qu’à un inconnu qui lui fait mal pendant l’amour elle est incapable de répliquer “parce que je me sens toute petite, avec une impression de solitude immense, c’est comme si je n’avais aucune importance, comme si je n’étais pas une personne, comme si on piétinait quelque chose de très fragile…”
Cette histoire annonce les thèmes de la pièce : traversée de la solitude, mépris de la personne humaine, violence envers soi et envers les autres, “féminicide”. Lois misogynes, mœurs assassines : les femmes mexicaines sont éduquées à disparaître. Angélica Liddell est espagnole ; ce sont deux voyages au Mexique qui l’ont convaincu de faire un spectacle avec des femmes rencontrées sur place, qui ne sont pas actrices de formation. “Quand je parle de ma propre douleur, je la relie à la douleur collective. La douleur de l’autre est aussi réelle que ma propre douleur. [...] Dans La Casa de la fuerza, je raccorde ma douleur individuelle à celle des mères de Ciudad Juarez. J’ai demandé aux comédiennes de faire de même et de raconter leurs propres expériences. Avant même l’existence de ce projet, j’étais allée animer un atelier au Mexique. Mon premier contact avec ce pays fut une révélation : j’ai été secouée par leur façon d’affronter la violence, la réalité si brutale. J’y suis retournée quelques mois plus tard. J’ai rencontré des gens qui venaient de l’Etat du Chihuahua, de Ciudad Juarez, à la frontière des Etats-Unis. Ces personnes me comprenaient, elles comprenaient ma façon d’être engagée dans les émotions, même si ce théâtre n’est plus très en vogue aujourd’hui. Elles ne pratiquaient pas l’autocensure. Au cours de l’atelier, chacun a remué sa propre boue.”
Vaincre la barrière de la pudeur : Angélica Liddell a réussi son pari. Le corps est à la fois le lieu de la douleur et de l’expiation de la douleur, une contradiction insoluble et dévorante. Pour vaincre la dépression, elle se soumet à des exercices sportifs quotidiens, jusqu’à implosion. Le club de sport est la “maison de la force”, cet endroit où l’on vient tuer sa défaite spirituelle grâce à l’épuisement physique, où l’on vient puiser de la force par la douleur. “Mais, peu à peu, la solitude a violemment pris le pas sur la force. Dès lors, la solitude et la force se sont livré une bataille sans merci. Et la force m’a permis de creuser au plus profond de la fragilité, de l’imperfection, de la faiblesse et de la vulnérabilité”, explique-t-elle dans le programme. Pourvu que les forts perdent et que les faibles restent, entend-on pendant le spectacle. Sur scène sont convoquées deux figures masculines antagonistes : la première, la plus présente, prend la forme d’un violoncelliste et chanteur lyrique exceptionnel, Pau de Nut, dont la voix cristalline et sensible correspond davantage au cliché de la féminité qu’à celui de la masculinité ; la seconde est incarnée par Juan Carlos Heredia, haltérophile bodybuildé qui renverse une voiture pleine de fleurs et soulève un énorme bloc de granit avant de s’allonger sur le canapé du fond. Et alors, comme sous la force craque la fragilité, comme peut-être de la force naît la plus belle vulnérabilité, six femmes et un homme posent sur tout son corps de petites figures de pâte à modeler rouge, aussi ridicules que nombreuses.
La Casa de la fuerza, malgré sa violence, soigne les faibles avec une incroyable douceur. Après avoir versé leur propre sang sur leur chemise : une infirmière vient prélever le sang des trois comédiennes principales sur scène, celles-ci, uniquement vêtues de longues perruques brunes, se font laver par les trois mexicaines, dans une allégorie religieuse emplie de piété qui rappelle beaucoup le spectacle de Castellucci, Sul concetto di volto nel figlio di Dio. Alors qu’on craignait que le corps soit entièrement saccagé et la mort de l’âme victorieuse, Angélica Liddell dévoile au contraire qu’elle prend soin des femmes et de la vie, avec, grâce à l’appel à la faiblesse — tant au niveau dramatique (thèmes) qu’au niveau théâtral (longueurs, ennui) — une force extraordinaire.