Dès la première page, le décor est planté :
Je suis écrivain et je suis une travestie.
On remarquera qu’aucun article ne détermine « écrivain », qui peut se lire tant au masculin qu’au féminin. Tout le livre sera écrit à la première personne. Et au féminin. C’est Sophia qui parle. Et l’on revient au titre sur la couverture qui, lui, est au masculin. Erreur ? Pudeur ? Argument de vente ? Toujours est-il qu’il s’agit bien de lire l’histoire narrée par Sophia la travestie, qui ne dit jamais son prénom de naissance.
Le livre est construit (principalement dans sa première moitié) en aller-retour entre passé et présent.
Le passé c’est l’enfance dans une ferme auprès d’une mère mal aimante
Je passais parfois à côté de ma mère, espérant une étreinte qui m’aurait couvert les épaules d’une pluie d’amour.
d’un père violent éleveur de porcs
Je n’ai jamais pu me débarrasser de la violence de mon père, de ses insultes envoyées à la figure de ma mère, de ses coups portés sur nos animaux et son manque de respect de ses outils. C’est un poids.
un père détesté
Je n’aimais pas mon père, je ne le désirais pas, je l’ai toujours fui
qui déjà ne l’appelait jamais par son prénom
Il m’a toujours appelé « Lui » ou par des sobriquets.
Une enfance pleine de rêves
Mes nuits étaient remplies d’une armée, d’un chantier, d’une mine de charbon ou d’un match de football
et de frustration
La campagne de mon enfance manquait cruellement d’hommes.
Puis les pages noires de l’adolescence
j’ai vécu (…) des soirées de carence pendant lesquelles je ne savais où me promener pour m’entendre avec quelqu’un
l’arrivée à Paris où La vie devint tout de suite plus douce
L’initiation au travestisme par une amie
À peine m’avait-elle donné les clés de son art qu’elle mourut
mais aussi à la poésie qui s’inscrit dans le même chapitre, comme une évidence, une inévitable concomitance
(Yves) m’invita chez lui, me donna toutes les adresses des revues de poésie, des éditeurs sérieux et toutes les lectures qu’un poète doit parfiler : Michaux, Gherasim Luca, Frénaud, Guillevic, Louis Bernard, Michon,… J’ignorais tout.
Mais Sophia n’expose pas ce passé comme on cherche une excuse. Les choses sont dites parce qu’il faut les dire quand on a décidé de raconter sa vie. J’allais écrire « confier », mais il ne s’agit pas non plus d’une confession, mais bien d’un constat, d’un état des lieux d’une vie choisie. Plus qu’un roman, qu’il ne dit pas être, ce livre est un journal.
Outre ses souvenirs, Sophia parle du présent des hommes qui montent, un instant, une heure ou deux, dans son appartement, son bordel, pour s’oublier avec elle, des dizaines et des dizaines d’hommes, Yanis, Morad, Karim, Fouad, Mehdi, Ali, Kamel Icham,… - une majorité d’Arabes, de Noirs, d’Antillais -
des hommes à qui on a oublié de dire qu’ils sont beaux, et moi je leur dis toujours qu’ils sont beaux en me faisant belle pour eux
et elle raconte par le menu et sans fioritures les échanges, verbaux et corporels, les risques et les bonheurs qu’elle vit avec eux. Ce pourrait être un catalogue de clients, c’est un état de la société, puisqu’ils sont de toutes les couches sociales, médecin ou poseur de clôtures, chauffeur de bus ou de taxi, vendeur de pizza ou dealer, chômeur ou gardien de supermarché ; VRP ou étudiant.
Sophia, qui se « revendique » de Grisélidis Réal
vieille écrivaine que l’histoire a rangée dans la catégorie « putain » et pas dans la liste des gens de lettres
l’écrit
Je sais que ce n’est pas de l’amour. Je ne sais pas ce que c’est l’amour.
Elle passe, selon les jours, selon les heures, de la satisfaction à l’exaspération, du contentement au désir de déchéance
Je sens qu’elle m’appelle dans son pays où l’on n’a plus mal.
Entre deux clients, entre deux amours (et il y en a de vrais dans cette histoire qui pourrait à plus d’un(e) paraître scabreuse), il y a la poésie.
Auteur le jour, travestie la nuit. Ma double vie n’est pas si nettement scindée. Le jour je suis aussi déguisée en écrivain. (…) Se rouler dans la farine des simagrées. Le pire des travestismes. Que je le trace sur ma peau ou dans ce livre, c’est toujours le même plaisir qui vient : je vais à mon Grand Rendez-vous.
Suit une citation de Char :
Impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront.
Sophia le dit :
C’est Claudia, en me léguant la totalité de son savoir de travestie, qui a permis à mon écriture de trouver son style.
ou bien
L’écriture a alimenté mon travestisme et mon travestisme mon écriture.
Tout est lié à tout.
Car il s’agit avant tout du livre d’un poète. Celles et ceux qui côtoient la poésie de David Dumortier retrouveront ici son art de la formule
Je suis une fleur de circonstance plantée dans du velours ;
Plus que le travesti, c’est le poème de mon habit qui était insupportable ;
Ce livre (…) je l’ai cousu comme une robe d’ombre pommelée de soleil ;
Les hommes sont de la pluie surtout quand ils pleurent en levant les yeux
et son goût des mots rares (jocrisse, je jaspinais, euphorbes, pénéplaines,…) ou nouveaux (sciboire) dont il fait son lait dans ses recueils pour enfants.
Ces mots-ci, presque précieux, côtoient ceux de la crudité la plus nue qui fleurissent à presque toutes évocations de clients. Genet n’est pas loin non plus.
Même dans les pages les plus crues, le style est fluide. Rien ne pèse dans ce livre qui dit pourtant une marginalité quotidienne difficile à imaginer.
Des instants du métier d’écrivain aussi sont rapportés, ici un atelier dans une école, là une expérience d’écriture dans un centre commercial avec tombola truquée, là encore un voyage improbable dans un petit royaume pétrolier pour assister à une soirée poétique en l’honneur du quarante-quatrième cousin du roi. Rien d’anecdotique dans tout cela, mais le support à une réflexion sur l’institution, l’état, l’argent, le statut d’écrivain,… Sophia ne s’étale pas sur ces sujets, bien heureusement. Mais ils font partie de son quotidien et c’est bien parce qu’elle est à la marge que ses avis valent d’être lus.
Métier de travesti et métier de poète se rejoignent dans la dernière invocation :
Ô mon Dieu, ne me sauvez pas avant eux car l’homme qui sait écrire pourra toujours se débrouiller pour gagner un bout de phrase sur son pain sec.
Un livre dérangeant, certes, mais qui se lit sans rejet parce que l’être humain et le poète, attentifs, veille derrière la violence et la crudité de cette vie atypique.
[Jacques Fournier]
David Dumortier, Travesti, Éditions Le Dilettante, 2012