Les apparitions de la matière
autour d’une rencontre entre le peintre Gilbert Pastor
et Jean-Louis Giovannoni
ensemble composé par Anne Bernou
Les personnages de Gilbert Pastor sentent, transmettent la lumière de l’invisible, de l’en-dedans ; ils se donnent à voir clairement, en transparence ou dans l’effacement de la matière. Cette matière, parfois reprise en partie ou dans sa totalité, parvient à créer des lieux d’opacité lumineuse, des évanouissements de formes et d’étendues. Ses créatures, d’une présence troublante et persistante ne représentent pas des femmes. On pourrait dire plutôt que les femmes sont des personnages, de la matière neutre, des apparitions, des apparitions de la matière. Il en est de même pour les enfants : leurs regards effarés sont réels comme le nôtre (au moment de la rencontre avec la toile) qui se saisit de leur chair, de leurs yeux et se dilue dans les murs, dans l’origine du fond, dans le regard premier du peintre(…)
Jean-Pierre Sintive
Extrait de la préface de la monographie de Gilbert Pastor à paraître en 2012 sous la direction de Jean-Pierre Sintive aux Editions Propos2. Première publication : « Gilbert Pastor », plaquette éditée par Frédéric Valabrègue en 1984 à l’occasion d’une exposition à La Villa R.
La rencontre du 13 mars à la Médiathèque de La Trinité a été un moment très fort, comme il en est peu. Dans ce lieu situé à l’écart mais animé avec détermination et passion par sa directrice Mireille Ravier, autour d’un très bel accrochage d’œuvres de Gilbert Pastor, représentatif de l’ensemble du parcours de l’artiste, trois présences ce soir-là, unies par une longue histoire en partage, celle du peintre Gilbert Pastor, celle du poète, Jean-Louis Giovannoni, celle de l’éditeur et découvreur de talents, Jean-Pierre Sintive, tous indistinctement passeurs, passeurs d’images, passeurs de mots, passeurs d’espaces. Un public aussi qui, par son attention soutenue, portait tout cela et a contribué à ce que cette rencontre pût exister.
Quelques jalons. 1979 - Jean-Pierre Sintive découvre la peinture de Gilbert Pastor. Jean-Louis Giovannoni est déjà – cela depuis le premier jour – le « poète associé des Editions Unes ». Par l’intermédiaire de Sintive, il rencontre à son tour le peintre dans son atelier du Haut-Var. Giovannoni, dès 1987, écrit un texte sur Pastor, publié dans la revue L'ire des vents, repris dans L'Immobile est un geste, aux éditions Unes en 1989. Au fil des années, le poète ne cesse de revenir à Gilbert Pastor. Avec lui, avec son œuvre, « l’écriture vient », nous dit-il. Avec quelques autres artistes aussi, Vincent Verdeguer, Marc Trivier, Stéphanie Ferrat, il est vrai. Mais avec Pastor, c’est une longue, très longue histoire. Deux livres en représentent les jalons essentiels : Chambre intérieure, peintures de Gilbert Pastor, Editions Unes/P.M., 1996 et plus récemment Envisager sous les portraits de Gilbert Pastor, coll. Terre de Poésie, Lettres Vives, 2011. Et de nombreux autres textes, souvent encore inédits.
Le poète et le peintre, assis côte à côte.
Giovannoni a choisi deux poèmes. Il lit, le peintre écoute, il voit sans doute ses toiles, ou ne les voit pas. Voir, entendre. Deux univers. Qui se frottent l’un à l’autre, s’éloignent, se rejoignent. La lecture est suivie d’un entretien. Jean-Louis Giovannoni se glisse dans les personnages de Pastor. Le peintre, taiseux à l’accoutumée, s'explique comme jamais sans doute encore. Comme si ce soir-là la matière prenait forme, invisible, dans l'espace de la parole.
Pendant ce temps, dans la salle voisine, les toiles de Pastor et quelques dessins, à nouveau dans le silence :
aucun corps ne disparaît
l’air garde bien
tous les passages
Jean-Louis Giovannoni, Chambre intérieure, op. cité, p.63
chambre intérieure
en cliquant sur "lire la suite", deux poèmes inédits de Jean-Louis Giovannoni et un entretien du poète avec le peintre.
Pour Poezibao, ces deux textes inédits de Giovannoni et l’entretien du peintre et du poète. Des corps, des mots. Se diffusent. S’effacent. Affleurent. Au travers. « On imagine l’image ».
Issue de retour
À Gilbert Pastor
Personne ne peut quitter son intérieur.
Sortir hors de lui. S’inverser côté large.
Sans se compacter aussitôt.
On se tient ainsi.
L’écoulement
C’est pour l’externe.
L’externalisation.
Au jeu de l’ouvert on se perd !
Les portes font semblant.
Aucune ne sait fermer sans désirer ouvrir.
Elles ne seront pas admises.
Pareil pour les fenêtres.
Que mur
Et…
Plutôt halluciner ses gestes
Pour se tenir complet.
Si ouverture
Il faut
Qu’elle soit étroite
Sous-dimensionnée.
Pression. Plein-vol.
En seront mieux contenus.
Surtout
N’ouvrir aucune profondeur
De penchants sans fond.
Que tenues
Et essayages où se glisser
Se serrer.
Ainsi
Allant
D’un mur à l’autre.
De face ou de profil
Serez…
Jusqu’aux yeux
Issue de retour.
Rue du Chemin-Vert, 2003-2011
Gilbert Pastor et Jean-Louis Giovannoni, le 13 mars 2012
Entretien
Jean-Louis Giovannoni : Je n’aurais jamais écrit « Chambre intérieure » si je n’avais pas rencontré dans ta peinture ce que tu appelles, si justement, des « intérieurs »… Mais, Gilbert, que se passe-t-il vraiment dans ces intérieurs ?
Gilbert Pastor : C’est une forme intérieure de personnages qui se diffuse dans… C'est-à-dire je cherche des … Ce n’est pas que je cherche, je découvre, et ça apparaît à mesure que je travaille. Je ne travaille pas d’une manière très précise. Mais c’est en travaillant que je découvre les corps. Ce sont peut-être des corps qui existent (sûrement ?), mais ce sont surtout des apparences qui se diffusent dans l’espace. Des espaces vraiment hermétiques. Mais, en même temps, il y a une évasion à travers la confusion de ces espaces du fait qu’ils ne renferment aucune limite. C’est-à-dire qu’il y a une sorte de « chose » diffuse dans la matière même de la peinture, et c’est cette « chose » qui fait le tableau… (En riant) C’est la peinture qui fait le peintre pour ainsi dire !
Tu m’as souvent dit, en parlant de ta peinture, que « tu laissais monter en elle les formes » qui se trouvaient déjà, pour ainsi dire, dans le papier ou la toile.
C’est la matière elle-même qui me fait découvrir les personnages ou les portraits. Les portraits que je fais en général sont des portraits de plusieurs personnes que je vois (mais qui ne posent pas)… Ils ne sont pas très précis dans la ressemblance. Ce sont de multiples portraits rassemblés en un, qui font à eux tous le portrait. On peut y reconnaître une ressemblance ou pas.
Dans ta peinture, les personnages transparaissent plus qu’on ne les voit vraiment. Chez toi, il y a une sorte de présence diffuse en dessous… qui monte à travers des formes indistinctes. Comment peins-tu tes personnages ?
C’est par le phénomène de la matérialisation de la peinture que je peux commencer un ensemble de personnages. Mais très vite – qu’ils me plaisent ou pas – je ne les sens pas dans une position organisée, c'est-à-dire dans ce que veut la composition de la peinture… Alors j’essaye de les effacer. Malgré cela, ils apparaissent quand même, au travers… du coup je les laisse parce qu’ils me donnent, effectivement, une âme pour continuer la réalisation du tableau.
Dans tes paysages que l’on ne peut pas qualifier comme des « intérieurs », on continue quand même à sentir une sorte de vibration, comme si ça bougeait en dessous ?
C’est dû à la lumière. J’attache plus d’importance à la lumière qu’à la couleur. De la couleur apparaît dans mes tableaux, c’est certain, puisque je travaille aussi avec elle, mais c’est en fait la lumière qui donne cette transparence à la matière de mes peintures.
(Silence)
S’expliquer pour un peintre, c’est très difficile. Je m’explique pas moi-même – c’est la peinture qui m’explique !
Certes, ta peinture ne raconte pas, elle n’est pas narrative, et pourtant, on sent bien qu’il s’est passé quelque chose, un événement, dans chacun de ces « intérieurs » ; un évènement qui serait resté en suspens à même la matière picturale. Un peu comme si aucune histoire ne pouvait vraiment se dérouler dans cet espace.
Mes personnages sont comme pris dans une forme de théâtre… je ne les ressens qu’à travers leur propre vie… en eux-mêmes. D’ailleurs, les personnages que je mets dans mes tableaux ne rentrent pas dans l’ensemble de la composition ; ils ne communiquent pas, ils ont leur vie propre et c’est purement la proximité physique des corps, le fait qu’ils se touchent quasiment, qui les fait communiquer entre eux. Mais ils n’ont pas une communication d’ensemble…
Se glisser dans tes personnages, comme je l’ai fait pour écrire sur ta peinture, n’est pas de tout repos – on est plongé dans une vie incertaine !
C’est vrai que la peinture fige un peu par elle-même et, en même temps, on peut y trouver autre chose pour soi-même…à ce moment-là on crée une image dans l’image ; dans l’imagination plutôt… On imagine l’image…
(Silence)
Bon, je me l’explique comme ça… mais en réalité quand je peins, c’est une véritable lutte que je mène contre la matière. Lutte pour arriver à la maîtriser… Je me sens pas maître dans cette matière, elle est plus forte que moi puisqu’elle me transporte dans l’imagination, dans l’imaginaire si on veut.
(Silence)
chambre intérieure
Pour des intérieurs…
À Gilbert Pastor
Impossible de sortir. De gagner les extérieurs.
L’air pénètre toujours. D’une poche à l’autre.
Affaire de peu. De centimètres. Tomber à côté – asphyxie.
Plus loin
On poudroie.
À l’intérieur, tous n’auront pas de place.
Beaucoup seront sans visage.
Difficile de tout avoir.
Corps trop grand. Trop vaste.
Quelque fois – yeux vides. Sans regard.
Déjà beaucoup.
Certains désirent plus.
Frottent, frottent. Cherchent l’usure. L’excès.
Et c’est un bras. Une jambe. Rarement entière.
Il y a danger à se prononcer.
Temps à autre. Vêtement. Mais pour plusieurs.
Un pour un million. Peu de peau.
Encore moins de tête.
Et puis, tout un corps.
D’un coup.
Pas épais.
Assez pour affleurer. Faire tache.
Ici
Silhouettes.
Toutes fermées. Sur le point de disparaître.
Absorbées. À nouveau.
Mère et enfants échappés.
En sursis.
Immobiles. Pour ne pas exciter le fond.
Sa fièvre.
Tout juste écume.
Ailleurs,
Envie de mouvements. Course vers l’imposte.
Trop étroite.
Qu’importe
On se tient par les gestes.
Puis d’autres pièces – envols immédiats.
Murs suivants derrière.
Impatients.
Assoiffés.
Ne perdant aucune miette.
S’halluciner alors.
Vitesse.
Et flou en plein vol.
Aération des tissus.
Étouffé – le cri change les couleurs.
Cette tache à peine visible.
Tendue.
Mains cachées des draps.
On est fille par sa robe.
Mère par ses plis.
Plus loin
Le lit.
On y vient
On en part.
Matrice
Et nœud fermés.
L’air réclame.
Poumons retournés
Mains dessous
Serrées.
Sueur de l’un
Reprise
Aussitôt.
Côte à côte
Lait de mère
Urine d’enfant.
Je te dessine.
Bougés des draps
Odorants.
Là-bas robe te tient
Petit.
Moi ici
Dans la tienne.
Autour
Envie
Envie
D’un peu de poids.
Mais plis.
Plis toujours.
Airs des murs.
Ne pénètre pas.
Ne joue pas.
Suis là plié.
Toi
Étendue dans une autre pièce.
Soif au bord.
Drap tendu
Et montée de lumière.
Respiration du tissu.
Laisse les murs nous suivre.
Se perdre.
Ne sachant plus où se tient leur intérieur.
Cherchant surface par draps
Vêtements.
Mets ta bouche
Ici
Contre
Et laisse monter ce visage.
Laisse-le grandir dedans.
Sera tient
Un instant.
Déjà
On t’emprunte
Te bouge
Ici
Point d’eau
Venue des yeux.
Même effacé
Tu me vois.
Traits
De ressemblance.
Chacun son tour.
Allez viens !
Ils entrent dans nos vêtements.
S’échangent.
Nous dedans
Sans ongle pour griffer.
Est-ce toi
Ou moi
Ici noué ?
Ne te retourne pas.
Tiens ton visage
Rien que pour toi.
Non ne te retourne pas.
Si tu veux
Passe
Passe
Avant moi.
Rue Rampal/ Rue Dagorno (2005)
dessin
Médiathèque de La Trinité (06) - 13 mars 2012 - exposition de Gilbert Pastor et intervention de Jean-Louis Giovannoni.
Gilbert Pastor / Jean-Louis Giovannoni
Exposition "les apparitions de la matière"
du mardi 13 mars au Samedi 28 Avril
Atelier d'écriture animé par
Jean-Louis Giovannoni le mardi 10 avril