Fiscalité : quand l’arbitraire tient lieu de règle

Publié le 26 mars 2012 par Copeau @Contrepoints

Payer des impôts n’est jamais agréable, surtout dans nos économies occidentales, où la part du Produit Intérieur Brut (PIB) avoisine les 50% quand elle ne les dépasse pas. Mais même à ce stade, il y a de bons et de mauvais impôts. Je ne parle pas ici de leur justification, mais de la manière dont ils sont prélevés.

Par Frédéric Wauters, depuis Bruxelles, Belgique.

Dans la plupart des sociétés démocratiques, l’impôt est régi par une série de principes de base destinés à protéger la population contre l’arbitraire. Tout d’abord, ils ne peuvent être prélevés que si un texte de loi le prévoit explicitement, que ce texte soit voté au niveau local (municipalité, canton, province, département) ou au niveau national. La nécessité de produire un texte de loi protège le citoyen contre l’invention d’impôts « à la tête du client », et permet aussi à tous de savoir quelle est exactement la règle qui s’applique.

Protéger contre l’arbitraire

Ensuite, cette loi, comme toutes les autres, ne peut violer la constitution du pays, qui prévoit, en général, l’égalité des citoyens devant la loi. Un impôt ne peut donc être discriminatoire : il doit frapper tous les citoyens qui se placent dans la même situation. En clair, un impôt sur les personnes aux cheveux roux serait illégal (elle ne s’est pas placée volontairement dans cette situation) alors qu’une taxe professionnelle annuelle sur les avocats serait acceptable.

Enfin, comme toutes les lois, l’impôt ne peut pas être rétroactif : l’État ne peut pas lever un nouvel impôt exceptionnel sur vos revenus de l’année 2009, et c’est tant mieux.

Tous ces principes visent en fait un seul et même objectif : protéger le contribuable contre l’arbitraire en matière fiscale. Malheureusement, ce beau principe est battu en brèche depuis de nombreuses années par le gouvernement. Même s’il existe, en théorie, quelques garde-fous, au niveau national, mais aussi international.

Protection européenne

En effet, l’Europe n’est pas qu’une source d’ennuis et de règlements tatillons. Elle joue parfois aussi un réel rôle de protection de l’individu contre l’arbitraire de l’État. Ainsi, tout citoyen a le droit de porter plainte devant la Cour de Justice Européenne (CJE) s’il s’estime victime d’une loi de son pays qui viole les directives européennes ou la Convention européenne des droits de l’homme. Et il arrive que ce citoyen obtienne gain de cause. Malheureusement, cette protection est elle-même limitée : en effet, dans certains cas, les violations de ces principes sont tolérées par la CJE si l’intérêt supérieur de l’État est en jeu. Or, en matière de fiscalité, l’État peut souvent le prétendre, comme nous allons nous en rendre compte.

Non-rétroactivité

Le principe de non-rétroactivité souffre en effet parfois d’exceptions peu ragoûtantes.

En 2001, un contribuable belge originaire de la petite ville de Lessines se rend compte que le conseil communal a voté en 2001 les « centimes additionnels » relatifs aux revenus de l’année 2000.

Pour faire court, les centimes additionnels sont un « impôt sur l’impôt » : exprimés en pourcentage de divers impôts nationaux, ils sont fixés par les communes (les municipalités) et sont rajoutés à l’impôt perçu par le fisc, qui le rétrocède ensuite aux communes. Pour l’impôt des personnes physiques, ce pourcentage oscille, selon la commune, entre 0% et 10%. Autrement dit, si vous payez un impôt national de 100 € et que les centimes additionnels sont de 7%, l’État prélèvera 107 € et en rétrocédera 7€ à votre commune de résidence. La Constitution belge prévoit que tout impôt doit être voté annuellement, et interdit donc toute rétroactivité.

Ce citoyen introduit donc une réclamation devant les tribunaux. De fil en aiguille, l’appel atterrit devant la Cour de Cassation, qui confirme que ces centimes additionnels, parce qu’ils ont été votés trop tard, sont illégaux. La commune de Lessines est condamnée à lui rétrocéder les centimes additionnels perçus. Jusque là, tout va bien.

Intérêt supérieur de l’État

L’affaire incite de nombreux contribuables à vérifier si leur commune n’aurait pas, par hasard, commis la même erreur que Lessines. Surprise (ou non) : de nombreuses communes se sont montrées tout aussi négligentes. Les recours se mettent à pleuvoir, au point que le gouvernement belge finit par s’en émouvoir. Ni une ni deux, le ministre des finances de l’époque, Didier Reynders, dépose un projet de loi visant à régulariser cette situation en autorisant un prélèvement rétroactif pour les centimes additionnels de 2001 à 2007. Projet de loi dûment sanctionné le 24 juillet 2008 par le Parlement. Certains contribuables décident de ne pas se laisser faire, et introduisent un recours en annulation devant la Cour Constitutionnelle. Ils contestent à la fois le droit du législateur d’intervenir dans une procédure judiciaire en cours et la rétroactivité de la loi, et font valoir qu’en outre, cette loi porte atteinte au droit de propriété tel que reconnu dans la Convention européenne des droits de l’homme.

Hélas, la Cour Constitutionnelle leur donne tort sur tous les points. Et sort, pour ce faire, l’argument évoqué plus tôt : l’intérêt supérieur de l’État. Pour reprendre les termes du jugement : « Les dispositions précédentes [le droit au respect des biens] ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

En clair, le droit de propriété s’efface devant le droit des États à lever un impôt. Pour la petite histoire, l’affaire n’a pas été portée devant la Cour de justice européenne qui aurait, selon toute vraisemblance -  plusieurs avocats me l’ont confirmé -  adopté une position similaire à la Cour Constitutionnelle belge. Cet arrêt de la Cour Constitutionnelle n’est d’ailleurs pas le seul en son genre. Dans une autre affaire, opposant l’État belge au secteur gazier, elle avait rendu un verdict encore plus inquiétant : l’annulation d’une loi, en maintenant cependant ses effets. « Il convient, compte tenu du caractère unique de la mesure, des conséquences budgétaires qu’entraînerait la rétroactivité de l’annulation des dispositions attaquées, ainsi que de la perturbation du fonctionnement du service public qui en découlerait, de maintenir les effets des dispositions annulées. » Vous avez dit « arbitraire » ?

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Article initialement publié par 24hGold le 28.02.2012.