Cela va peut-être sembler bizarre, mais je n’étais plus retourné à Londres depuis presque douze ans. La raison principale est bien entendu le manque d’initiatives anglaises concernant les coopérations européennes. J’ai fait très rapidement un détour par Canterbury en 2006 à l’occasion de la pose d’une borne pour le kilomètre zéro de la Via Francigena, mais j’ai dû abandonner mes incursions dans les Cornouailles où j’avais trouvé des partenaires pour les Parcs et dans le Greater Manchester où les musées et les villes s’étaient longtemps impliqués dans les routes de la soie, au milieu des années 90.
The Circle, Bath.
C’était donc une sorte de bénédiction de pouvoir mesurer en direct l’implication des élus de Bath, leur volonté de coopération avec le continent. J’aurai l’occasion d’y revenir.
Mais j’ai surtout apprécié de pouvoir prendre le temps d’un grand parcours à pieds dans Londres de près d’une dizaine de kilomètres. Je n’avais plus fait ce genre d’exercice un peu fou depuis les Pâques de 1962 quand j’étais parti passer une semaine à Hampton Court pour ce que pratiquement tous les petits Français pratiquaient à l’époque : un séjour linguistique dans une famille. Je me souviens encore des jonquilles, des échappées dans la City avec un copain et de mon étonnement devant les reportages télévisés – en noir et blanc faut-il le préciser – sur l’accueil hystérique des Beatles et de la séance de cinéma enfumée de cigarettes blondes où James Bond faisait sa première apparition contre le Dr No. J’en ai gardé des photos un peu pâlies qui sont, en effet, les témoignages d’un autre siècle.
Au-delà de toute nostalgie et dans un monde en couleurs cette fois, j’ai eu ce vendredi la même impression de liberté, cinquante années plus tard. Il faisait un temps d’été. Les mêmes jonquilles fleurissaient Saint James et Hyde Parks. Les rues autour de Piccadilly, le Strand et les alentours du marché de Covent Garden étaient parcourues de groupes de jeunes français et italiens. Les mêmes théâtres présentaient encore les mêmes musicals que par le passé et je ne compte pas les Japonais qui m’ont demandé où se trouvait Mrs Tussaud et le Pont de Londres.
Rien n’aurait donc changé, sinon la présence de vélos à louer ? En tout cas, j’avais la forte impression d’être passé derrière le miroir du temps et que c’était moi qui avais rajeuni. Même si c’est irréaliste, c’est toujours bon à prendre.
Au fond j’ai eu la chance à l’aller de traverser Londres par le métro pour prendre directement le train pour Bath. Cette ville est une vraie capsule temporelle et elle m’a préparé à ce grand retour en arrière.
En me plongeant dans un ouvrage érudit sur Jane Austen « The world of her Novels » par Deirde Le Faye qui offre par le menu un extraordinaire décryptage de la société de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, de ses habitudes et de ses modes de vie, je me suis aperçu que j’étais logé dans une rue des quartiers de l’Est de Bath dont les rues aux façades continues n’avaient pas changé depuis que l’écrivaine et une partie de sa famille y avaient logés, tandis qu’elle avait placé le séjour de certains personnages de son roman « Northanger Abbey » exactement à quelques numéros du Windsor Guest House où ma chambre du dernier étage devait certainement correspondre à celle des serviteurs d’une famille aisée de l’époque. Tout le centre-ville, à l’exception de certaines destructions dues aux bombardements de la dernière guerre, semble attendre en effet les personnages décrits par Austen et, dans une lumière un peu crue et le vent de la mer, les cloches de l’abbaye faisaient vibrer une espèce de poudroiement qui aurait pu être celui provoqué par le passage des chevaux.
Revenu à Londres, après avoir longé le Palais de Buckingham et les Royal Mews qui déservaient les écuries des rois, j’ai fait le détour par Belgravia et Chelsea, dans ces rues d’une blancheur étincelante où autour des places quadrangulaires comme Eaton et Balgrave Square, des décapotables ou des voitures de sport placées sous la surveillance de majordomes, attendent la sortie de quelque Lord ou de quelque espion. Tout y était. J’étais vraiment dans un film : The Servant où James Bond.
Je me suis arrêté pour prendre le temps visiter la fabuleuse exposition qui rapproche les paysages de Claude le Lorrain et William Turner à la National Gallery (Turner inspired in the light of Claude) et d’examiner un par un tous les tableaux et les aquarelles pour nourrir ma réflexion actuelle sur la Pensée-Paysage. J’ai aussi voulu voir la nouvelle disposition des salles du Victoria and Albert Museum sur l’art islamique et faire le pèlerinage chez Harrods en montant et descendant, juste pour le plaisir, l’escalator Egyptien qui, au sous-sol aboutit au mémorial de Lady Diana et Dodi Al-Fayed, le fils du propriétaire.
Ainsi se côtoient à quelques centaines de mètres, l’essence des arts décoratifs venus du monde entier, le kitch le plus étonnant, les marques de luxe les plus coûteuses, les boutiques de robes de mariée à faire pâlir d’envie les amis de « Four Weddings and a Funeral » et les maisons citadines les plus luxueuses d’Europe. Et c’est là aussi comme dans un film.
L’image de la Reine qui fête ses soixante années de règne, image partout présente, se mélange aux bannières des Jeux olympiques, tandis que le parcours du défilé du 5 juin prochain où elle s’offrira aux liesses populaires est déjà quasiment inscrit dans les rues de la capitale. Toute vêtue de rose, elle lançait ce vendredi près de Manchester les compétitions du « Sport Relief fun run ». Avec son petit drapeau rouge elle donnait ainsi le départ d’un ensemble de manifestations sportives volontaristes un peu comparables à celles du téléthon, afin d’encourager les dons qui serviront à aider les pays pauvres.
Alors, rien ne grince ? La mondialisation aurait-elle épargné cette île éternelle ?
De fait je n’avais pas vraiment envie d’écouter les grincements. L’image de l’Angleterre que je me suis offerte ces quelques jours est lisse, comme celle de son Premier ministre et de son Ministre des finances qui sont beaucoup apparus cette semaine en se transmettant une petite mallette qui contenait le budget 2012 et ont largement justifié les réductions d’impôts promises aux dernières élections.
Pour leur éviter de répondre aux questions qui ont été posées par l’opposition et les experts sur le fait que les prélèvements concernant les riches seraient plafonnés à 50% et sur les raisons qui faisaient que les retraites seraient par contre entamées par de nouveaux impôts, les « spin doctors » ont créé une diversion grâce au lancement d’une campagne pour l’augmentation du prix des alcools de base : bière et cidre que les jeunes consomment dans une folie de « binge drinking ».
C’est bizarre, mais j’ai l’impression d’avoir déjà vécu une approche sociale inégalitaire un peu comparable de mon côté de la Manche. Dois-je aussi parler des clochards, de la fatigue des voyageurs du métro et des nombreuses boutiques de soldes permanents, de vêtements d’occasion qui ne sont pas toutes seulement des moyens de répondre à une nostalgie du vintage ? Les alignements de pancartes « To sold » qui fleurissaient à la fin du siècle dernier dans les rues de banlieue à la suite de la campagne d’accès à la propriété voulue par Lady Thatcher et qui aboutit, comme aux Etats-Unis il y a trois ans, à des banqueroutes monumentales, ont disparu. Le commerce dans les supermarchés semble florissant et montre, comme dans les villes grandes et moyennes du continent, le déploiement des plats tout prêts à réchauffer, en portions individuelles, témoignant d’une société qui éclate et s’individualise à l’extrême.
Entre les rues de South Kensington et celles de banlieues aujourd’hui desservies par des trains privés bien organisés mais coûteux, la distance est celle de la terre à la lune. Mais le décor dans lequel la reine se déploie est somptueux et chaque citoyen y participe un peu à sa manière en achetant des livres de cuisine, des livres de décoration et tous ceux qui sont consacrés au jardinage que les libraires ont ressortis en piles énormes avec l’arrivée des beaux jours afin que chacun repeigne sa vie de couleurs optimistes.
Tous les matins où j’ai regardé le journal télévisé de la BBC, la première image qui apparaissait était celle d’une rue de Toulouse gardée par des voitures de police et des hommes masqués, comme si l’horreur quotidienne du terrorisme devait en fait cacher une normalité inégalitaire. Il faut bien sûr comprendre que la mémoire des attentats du 7 juillet 2005 à Londres et des kamikazes bien tranquilles, issus des mouvances islamiques radicales, est encore vivante et peut être instrumentalisée à tout moment pour venir se fondre à celle des souvenirs de Madrid et aux images récentes de Toulouse. Ces attentats se sont produits le lendemain de la nomination de Londres comme capitale olympique 2012. Au fond tout se tient et sous le lisse, se trouve toujours l’obscur.
Mais par son âge et par la longévité de sa propre mère, la Reine rappelle en permanence que les liens avec les époques Georgienne et Victorienne ne sont pas rompus. On attend donc de grandes fêtes pour cet été et le passé du Commonwealth n’y sera pas qu’un souvenir éteint.
La schizophrénie fait parfois partie du charme des villes…et comme dans les romans, le meurtrier qui se cache derrière les jardins fleuris, termine ses confessions en justifiant sa disparition prochaine…
“Should the throes of change take me in the act of writing it, Hyde will tear it in pieces; but if some time shall have elapsed after I have laid it by, his wonderful selfishness and circumscription to the moment will probably save it once again from the action of his ape-like spite. And indeed the doom that is closing on us both has already changed and crushed him. Half an hour from now, when I shall again and forever reindue that hated personality, I know how I shall sit shuddering and weeping in my chair, or continue, with the most strained and fearstruck ecstasy of listening, to pace up and down this room (my last earthly refuge) and give ear to every sound of menace. Will Hyde die upon the scaffold? or will he find courage to release himself at the last moment? God knows; I am careless; this is my true hour of death, and what is to follow concerns another than myself. Here then, as I lay down the pen and proceed to seal up my confession, I bring the life of that unhappy Henry Jekyll to an end.”
Ainsi se termine le roman de mon grand ami Robert Louis Stevenson “The Strange case of Doctor Jekyll and Mr Hyde”.
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 26 mars à 23:01
Meci pour l'article; J'ai la même impression quand je retourne en Angleterre, entre tradition et modernisme. Quels sont 2 des symboles de l'Angleterre: la reine et les Beatles! Une chose est sûre, le poids de la tradition n'empêche pas la créativité dans ce pays, au contraire. Ils sont bien plus forts que nous pour inventer; créer et faire bouger les choses.
Les anglais qui viennent s'installer en France, viennent pour vivre dans cette France profonde qui n'a pas bouger depuis des siècles, où on peut manger du boeuf avec l'os, où on peut faire son marché et rentrer en vélo avec la baguette sous le bras, où les hommes boivent leur verre au café et jouent aux cartes ...