Sûrement pas ! Bien mieux qu'en un cycle ordinaire, les neuf tableaux (neuf dénominations, neuf lieux de culte : neuf oraisons) sont autant de romances sans paroles, rassemblées en une micro-symphonie ésotérique. La jeune pianiste, Jasmina Kulaglich, édifie d'authentiques peintures murales sonores participant d'une architecture flamboyante. Toute l'âme de la Serbie cosmopolite et multiculturelle se révèle peu à peu, dans une éclatant avènement ; c'est la naissance d'une nation protéiforme, de nous méconnue et parfois incomprise, à l'image des pièces jouées ici avec un investissement et une flamme communicative. Le message est limpide : prôner la tolérance, le partage et le métissage comme une seconde respiration.
Néo-baroque, polytonal, post-impressionniste ? L'esthétique aux fines incrustations orientalistes de Božić (né en 1954) est en fait universelle, sous ses faux airs "classiques", et d'une inépuisable inventivité lyrique. Voilà une écriture très originale, située quelque part entre le Tchèque Erwin Schulhoff, le Britannique John Tavener, l'Islandais Jón Leifs, le tout mâtiné de… notre André Messager, dans un style plus rugueux! Les harmonies sont complexes et extrêmement exigeantes pour l'interprète, confrontée à de redoutables écarts, des cassures rythmiques, d'incessants chevauchements de mélodie - et autres embardées folles. Si la deuxième plage (Gračanica, justement) sollicite la tessiture la plus grave de l'instrument, le sixième mouvement (Pantelejmon) est le plus contrasté : à un déferlement d'accords implacables succède un andante religioso rassérénant, quoique tempétueux. Quant au septième volet (Žiča), il est bâti tel un scherzo coruscant, dans lequel luisent ici et là de fugitives réminiscences busoniennes.
Le jeu vibrionnant de Jasmina Kulaglich secoue l'auditeur d'emblée. Virtuose, rageur, nanti d'un sens du phrasé vaporeux, il enivre par un toucher acrobatique dans les trilles incandescents, qui surabondent ici. Sa fuligineuse ardeur communique à ces arabesques byzantines toute leur saveur. Y compris par le lyrisme désabusé de l'ultime Memories of the ancestors, courte œuvre distincte - en réalité un thrène dédié, comme son titre l'indique, aux mânes des aïeux. Les volutes, les mélismes sinueux de ces partitions aussi âpres qu'uniques, nimbées d'une austère poésie, ne vous laisseront pas indemne.
L'impétueuse Jasmina paraphe ainsi son propre Canticus mysticus. C'est un superbe acte militant en faveur de la consolidation d'une identité culturelle à l'échelon européen.
‣ Pièces à l'écoute en bas de page ‣1) Deuxième sanctuaire, Gračanica - 2) Quatrième sanctuaire, Sopoćani.
‣ Étienne Müller
‣ Ce disque peut être acheté ICI. ‣ À consulter avec profit, le site de Jasmina Kulaglich. ‣ À visionner avec non moins de profit, la vidéo promotionnelle du CD.
‣ Crédits iconographiques : le visuel du disque Naxos - Jasmina Kulaglich, © Laura Cortés - Jean-II Commenius, Vierge à l'enfant & l'impératrice Irène, une mosaïque de Sainte Sophie à Constantinople (Istanbul), © non précisé.