Pourquoi avoir choisi, à votre âge, de vous mettre à nu en écrivant ce livre Edwige, l’inséparable ?
Edwige était une personne très secrète et pudique. Excepté quelques amies, les gens ne la voyaient qu’au travers des apparences. J’ai donc éprouvé le besoin de la faire reconnaître. C’était une femme qui sécrétait une poésie par sa grande capacité d’émerveillement. Elle s’émerveillait de notre chatte, de la nature, des jolies choses de la vie. Elle aimait la beauté d’une façon extraordinaire et sentait tout ce qui est poétique dans l’existence. D’ailleurs, je considère qu’un amour tient dans un couple quand l’autre est source de poésie. Si l’un des deux cesse de l’être, ça n’a plus de sens.
Aviez-vous des petits mots doux pour Edwige ?
Parfois, je l’appelais Edwigette, mais le plus souvent c’était « mon cœur ». Enfin, ça me gêne un peu d’en parler… Elle disait que nous étions deux inséparables, en se référant à ces oiseaux qui se bécotent sans arrêt. C’est vrai que nous aimions tout le temps nous embrasser. Dès que nous nous croisions à la maison, nous nous donnions des baisers. Elle nous disait inséparables, et pourtant…
Finalement, les intellectuels sont comme tout le monde : ils expriment leur amour par des métaphores ou des diminutifs un peu enfantins…
Bien sûr. Nous nous faisions des petits dessins. Nous aimions jouer ensemble, comme les enfants. Ce sont des choses normales. Montaigne disait que « chacun porte en soi l’humaine condition » : c’est le tronc commun à toute l’humanité. Le fait d’être un intellectuel et un écrivain donne la possibilité d’exprimer avec des mots ce que tout le monde vit ou ressent.
Quel est donc ce lien si particulier qui vous unissait à Edwige ?
Ce lien a commencé avec un coup de foudre, bien avant que nous nous unissions. C’était en 1961 et nous nous sommes mariés en 1978. Grâce à ce livre, Edwige, l’inséparable, j’ai compris ce qui nous liait si intimement, bien que nous soyons totalement différents. Montaigne disait de La Boétie : « C’était lui, c’était moi. » Avec Edwige, c’était elle et c’était moi.
Quelle est la singularité de votre amour filial ?
Ma mère est l’amour primordial de ma vie. Elle est morte quand j’avais 10 ans. Après son décès, elle est devenue à mes yeux une sorte de déesse. Elle s’appelait Luna (« Lune ») et, quand je vois la pleine lune, je sens sa présence. Sa perte m’a donné un grand besoin d’amour, car elle a laissé un immense vide en moi.
Quant à mon père, j’avais un ressentiment contre lui car, pensant me protéger de trop d’émotions, il m’a bêtement caché la mort de ma mère. Il m’a privé de lui dire au revoir. Je ne me suis vraiment réconcilié avec lui qu’après des années.
Finalement, Edwige et vous aviez une épine liée à vos enfances ?
(…)
Pensez-vous pouvoir aimer de nouveau ?
Oui. J’éprouve d’ailleurs actuellement un sentiment amoureux pour quelqu’un, mais ce nouvel amour n’effacera pas celui pour Edwige. J’ai découvert en chacune des femmes que j’ai aimées une souffrance d’enfant. Est-ce par télépathie ? Est-ce dans l’expression du regard qui me donne un message subliminaire qu’avec le temps je comprends ? En fait, c’est une chose mystérieuse, mais je suis un éternel amoureux. C’est à la fois ma pathologie (la perte de ma mère a créé un vide absolu) et ma santé (l’amour est la santé de l’âme). Parfois, je me dis qu’il s’agit d’une sorte de maladie. Mais, finalement, je crois que je suis un être très simple et normal. Car il faut aimer, aimer encore. Le philosophe Vladimir Jankélévitch est celui qui a le mieux exprimé ces choses-là en écrivant : « Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien sont les choses les plus importantes dans la vie. »
■ Edgar Morin a publié un livre dédié à sa femme, Edwige, l’inséparable (Fayard, 2009).