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Les désastres collectifs provoqués par la fureur des hommes restent souvent, dans l’esprit de ceux qui ne les ont pas vécus directement, des abstractions. Certes pénibles. Mais la douleur est imprécise, diffuse. Jusqu’au moment où un écrivain (ou un cinéaste, ou n’importe quel autre créateur) met en lumière un visage, quelques noms: l’identité retrouvée au milieu de la masse touche alors au vif. Et l’histoire, avec ou sans majuscule, nous appartient enfin.Ce travail a déjà été accompli à travers de nombreux livres consacrés au Rwanda de la fin du siècle dernier, dont le naufrage sanglant reste pour beaucoup une insondable énigme. Pour aider à comprendre et ressentir ce qui s’est passé, La femme aux pieds nus propose quelques clés.Scholastique Mukasonga avait publié, en 2006, Inyenzy ou les Cafards, une implacable description de la logique qui a abouti au génocide de 1994. On y découvrait, si on l’ignorait (ou si, comme certains, on avait fait semblant de ne pas voir), qu’il était le résultat programmé d’une suite d’événements ouverte dès 1959 – c’est-à-dire avant l’indépendance.Dans son deuxième livre, elle s’attarde plus particulièrement sur les années soixante, au moment où de nombreux Tutsis sont devenus des exilés de l’intérieur, parqués dans une région aride, le Bugesera. Stefania, la femme aux pieds nus du titre et la mère de Scholastique Mukasonga, considérera toujours que Nyamata, où ils vivent, n’est pas vraiment le Rwanda. Ce sera néanmoins, en 1994, la tombe de toute la famille et de beaucoup d’autres…L’hommage à une mère gardienne des traditions est aussi une fidèle description de coutumes ancestrales préservées malgré les années de colonisation. A travers des chapitres consacrés aux choses de la vie quotidienne, les plus banales parfois, un monde disparu refait surface. Scholastique Mukasonga regrette d’avoir oublié certains détails, certaines paroles. Mais elle en a retenu beaucoup, qu’elle nous offre à défaut d’avoir pu les offrir à sa mère.