Ahhr. Laisse tomber, laisse tomber. Si jamais un mouvement de modemusical fut porteur d'émancipation - morale, sexuelle, charnelle -, ce fut lerock’n’roll prolongé par la pop et les rassemblements. Toute une jeunesse,surtout occidentale, mais jetée dans le monde et le monde en elle, la jeunessedu monde, déracinée, déculturée, s'unifia dans le rejet du vieil ordre moral,autoritaire, castrateur, frigide, des prêtres et des militaires, des hommesd'affaires et des commissaires politiques. Partout il y eut des tentatives defraternisation, naïves, pataudes, déplacées parfois, contre les frontières, leslimites, les interdits, les hiérarchies, les règles des vieux. C'est incroyabled'y avoir tant cru. Et c'est d'y avoir tant cru que l'incroyable faillit devenircroyable. Entre 1967 et 1969. Entre Bolivie et Népal, Kaboul et Prague, Vierzonet Tanger. On parle bien de l'aspect principal du mouvement tel qu'il parut àses propres yeux et à ceux du monde effaré: cet irréductible irénisme,insouciant et suicidaire, cette pétulance, cette exubérance mâtinée debouddhisme à deux balles qui a vraiment cru ramener les hommes à leur étatprimitif de fils du soleil et tant pis si on crève et qu'on n'y arrive pas! Aumoins on aura vécu! Il n'est pas exclu que cette vague de petits bourgeoisblancs pour l'essentiel, avec leurs signes de la paix tracés au marqueur surleurs treillis, qui rejetaient l'emploi des armes par morale, tempérament et réalisme,aient senti leur chance comme la dernière chance: avant les ordinateurs, lescentrales et la rigor mortistechnologique. L'insurrection sexuelle, la révolte des corps, le soulèvement dela vie, la mutinerie de la jeunesse: voilà ce que l'explosion du rock eut depolitique, de quelle éruption orgastique elle fut l'hymne jaillissant. Avant,bien sûr, d'être plus que retournée par l'industrie du divertissement et sesmanœuvres idéologiques, jusqu'à s'affaisser en ondes toujours plus bénignes.Mais quoi, on sait que les punks eurent leur exposition à la villa Médicis etles situs à Beaubourg; que la « contre-culture » underground est à la culturemarchande de masse - over the counter -,ce que la « recherche fondamentale » est aux appareils high-tech de la FNAC. Etc'est pourquoi les uns et les autres s'y retrouvent en vente, les derniersservant de support matériel et commercial à la première. Au-delà de leurscontenus, la musique et l'image de masse, l'audio-visuel, auront été la plusformidable machine antipolitique et anti-intellectuelle de ce demi-siècle. Lapolitique, c'est l'art des idées mises en mots, écrits, lus, prononcés compris:exigeant l'effort d'un double déchiffrage - le son puis le sens -, del'attention, de la réflexion, une élaboration verbale. Tu vois c' que'j'veux dire ? Rien de commun avec cette universellelavasse pour les yeux et les oreilles qui dégueule des amplis et des écransafin d'empêcher toute pause, toute pensée, toute solitude, tout ennui, toutsilence. Les mâchoires d'ânes ne manqueront pas de rabâcher qu'Orwell, Adorno,Ellul, protestèrent jadis avec bien plus d'acuité, de raisons et d'éloquencecontre l'invasion du jazz et de la radio - du bruit -, dans le moindre foyer oudébit de boissons. Vaines alertes, le bruit a vaincu, éliminant par son fait mêmela possibilité de lui résister. Quitte à perdre en si bonne Compagnie, je tiensqu'on ne combat pas les OGM avec un bal folk, le racisme avec un concert rock,ni l' oppression avec un festival, fut-il « des Résistances ». Vous n'avez pasencore compris depuis le temps? Pardon pour la tautologie, on combat encombattant. Avec de la politique et en politisant. Pas avec de blettesanimations « festives », « ludiques », « interactives » et toujours pluseffilochées. La «résistance » ne peut, et ne doit commencer, que par la luttecontre le bruit et pour le sens. Le discours explicite du rock s'abêtit sanscesse au fil des décennies, toujours moins politique, toujours plus « glamour »,« décadent », « indus », etc., cependant que sa forme - rythme, tempo, volumesonore -, poursuivait nécessairement une surenchère compensatrice afin derenouveler les stocks dans les bacs et de répondre aux aspirationspseudo-radicales du fan de Toul ou de Morlaix. Au bout de cette fuite en avant,le punk, réunion du sens et du son. Révolte rock contre le rock. Antirockmorbide, masochiste, nihiliste, rageur, grossier, antisexuel, ascétique,hideux, toxique, terminal.Et puis ceci, glacial, comme une lointaine etcinglante réponse à des lèvres qui depuis longtemps, hélas, n’aspirent plusqu’au silence…
Je sais, pour l'avoir vécu, que ni d'anecdotiques descentes depolice, ni la pression d'un environnement « hostile » - parfaitementindifférent en réalité -, n'ont rien fait à la débandade des groupes soixante-huitistes.De tels phénomènes, s'ils avaient existé, les auraient plutôt soudés etrenforcés dans leur importance. Ils ont en fait explosé sous la pressioninterne des haines multiples, des conflits incessants, de rivalitésinexpiables. Littéralement, leurs membres ne pouvaient plus se voir, et ne lepourront jamais plus, sauf à faible fréquence et faible intensité. Lors desenterrements, par exemple. C'est ce qui arrive lorsque l'on transfère del'extérieur vers l'intérieur, dans une sorte de huis clos, l'attention etl'activité du groupe, sa scène principale, ses enjeux et donc sescontradictions. Qui aura le premier rôle ? Qui seront les rôles secondaires ?Enfin des gens tournés vers eux-mêmes, obéissant à la dure loi du moindreeffort, n'intervenant que peu ou pas dans leur environnement, ont peu de chanced'entraîner une population qui leur reste étrangère de toutes les façons et setrouve confrontée, elle, à sa dégradation économique et sociale. Il est vraiqu'ils n'y songent pas même; parce qu'ils méprisent les « normaux »; parcequ'ils n'osent pas et ne savent pas leur parler; parce qu'ils n'ont rien à leurdire ni rien à en écouter; parce que sangsues incapables d'une pensée, d'unestratégie, d'une politique positive, incapables d'initiative, d'existence pareux-mêmes, uniquement par opposition, ils ne peuvent au mieux, que réagir,parasiter des organisations plus vastes, des mouvements plus actifs, qu'ilsn'ont pas initiés, où ils forent leur trou au nom de cette tolérance qu'ilsconchient, et qu'ils finissent par pourrir et tuer de leurs intrigues etquerelles; parce qu'ils ne « militent » qu'en milieu militant, le seul où l'onait la faiblesse de les subir; parce qu'ils s'y bombardent commissairespolitiques, directeurs de consciences, cabales de dévots, petites meutesd'aboyeurs, gardiens obtus du conformisme le plus extrémiste; parce que lacritique est aisée, l'art difficile et qu'incapables d'art, ils ne reculentjamais devant la moindre facilité. Le groupe, spécialement le groupe «affinitaire », fusionnel, a une tendance centripète compensée par l'expulsionsporadique d'un élément, pour soulager les tensions internes; cette mêmeexpulsion étant compensée par l'inclusion d'un nouvel élément, si le groupeconserve encore assez d'attractivité pour l'absorber. Puis l'on maquille cettevicieuse circularité en légende vague et flatteuse que l’on finit par croire etfaire croire.