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L’écrivain face à l’art

Publié le 23 mars 2012 par Les Lettres Françaises

L’écrivain face à l’art…(4)

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Revue culturelle littéraire les lettres françaises

Œuvres de Cioran

Emil Cioran n’est pas tendre pour les artistes de son époque : dans De l’inconvénient d’être né (1973), il rumine : « À mesure que l’art s’enfonce dans l’impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie cesse d’en être une si l’on songe que l’art, en voie d’épuisement, est devenu à la fois impossible et facile. » Et pourtant, il a connu un bon nombre d’artistes à son arrivée à Paris. Et il en a fréquenté certains : il a passé du temps à bavarder avec sa compatriote Silva Béju et avec Brion Gysin à la Cité des arts en 1973 ! Mais, dans ses livres les plus célèbres, les arts plastiques sont souvent absents, sauf dans Histoire et utopie (1960). C’est un traité de misanthropie universelle où il analyse surtout la pensée de Dostoïevski. Il y évoque le « palais de cristal », une sorte de cité idéale (il la renie, comme le fait le narrateur des Carnets souterrains de Dostoïevski, qui annonce le triomphe du chaos). Cela ne l’empêche pas de méditer sur l’âge d’or. Il en rêve.

Mais veut-il seulement le rétablir, sinon l’atteindre ? Il utilise le subterfuge d’un rêve qu’il attribue successivement à Stavroguine (les Possédés), à Versilov (l’Adolescent) et à « l’homme ridicule ». Ce rêve s’attache à une toile de Claude Lorrain au musée de Dresde, Acis et Galatée, et apparaît dans les Possédés : « C’est ce tableau que je vois en rêve, non comme un tableau pourtant, mais comme une réalité. C’était, de même que dans le tableau, un coin de l’archipel grec, et j’y étais, semble-t-il, revenu plus de trois mille ans en arrière. Des flots bleus et caressants, des îles et des rochers, des rivages florissants. » Ce « berceau de l’humanité », Stragovine le fuit : il y devine le déclin de l’Occident. Dans l’Adolescent, la vision s’assombrit, et elle devient tout à fait noire dans le Songe d’un homme ridicule. Les hommes connaissent des choses terribles : « Ils apprirent la tristesse et aimèrent la tristesse ; ils aspirèrent à la souffrance et dirent que la vérité ne s’acquiert que par la souffrance. » Et ils inventent la justice car ils sont devenus des criminels. Toutefois, ils découvrent que la conscience de la vie est supérieure à la vie – d’où leur perte. Ils voient alors « la double impossibilité du paradis ». « Au reste, n’est-ce point révélateur, ajoute Cioran, que, pour décrire le paysage idyllique des trois versions songe, il ait eu recours à Claude Lorrain (…) comme Nietzsche, il aimait les fades enchantements. » En somme, Cioran n’a pu observer ce tableau que dans les pages de Dostoïevski et en le plaçant dans l’optique de la « désagrégation du bonheur ». Le penseur n’a plus besoin d’imaginer, de voler une peinture, du rêve, « il voit ».

Gérard-Georges Lemaire

OEuvres, de Cioran. Édition de N. Cavaillès, avec la collaboration d’A. Demars, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1 728 pages, 56 euros.



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