A l’endroit le plus élevé du hameau de Saint-Martin, qui forme le fond du Val de Villé, demeurait un paysan nommé Gaspard. Il avait hérité e son père une petite maison, entourée d’un champ qu’il cultivait de ses propres mains, et quelques vaches qu’il menait paître à l’entrée de la forêt. Comme il était intelligent et courageux, un fermier du Val de Munster n’avait pas dédaigné de lui donner sa fille en mariage ; et la petite dot que Marianne avait apportée, augmentait le bien-être de la maison. Six enfants grandissaient autour d’eux, et pendant longtemps rien ne troubla leur bonheur.
Malheureusement la fortune du paysan est sujette à toutes les intempéries du ciel. Il suffit d’une année mauvaise pour anéantir le fruit d’un long travail. Une épidémie vint fondre sur le canton de Villé. Gaspard et Marianne virent mourir leurs vaches l’une après l’autre ; et, au moment où la gêne se faisait déjà sentir dans le ménage, une grêle détruisit complètement la récolte. Ils ne se laissèrent pas abattre par le malheur. Gaspard se joignit à quelques ouvrier qui descendaient chaque matin dans la plaine pour travailler chez les fermiers riches ; mais le faible salaire qu’il rapportait était à peine suffisant pour l’entretien de la famille. L’hiver lui enleva même cette dernière ressource, et le père vit enfin arriver le moment où il n’aurait plus de pain à donner à ses enfants.
Gaspard prit alors une résolution suprême. Déjà les neiges commençaient à fondre, et les chemins devenaient praticables, lorsqu’il dit à sa femme :
« Tu as deux frères à Munster ; leur récolte n’a pas souffert de la grêle ; je veux aller les trouver : peut-être Dieu touchera-t-il leurs cœurs, et leur inspirera-t-il quelque pitié pour notre misère.
- Que ton vœu soit entendu ! » répondit Marianne avec un profond soupir ; car elle connaissait la dureté de ses frères, et elle n’avait pas grand espoir au fond du cœur.
Gaspard se mit en route. Il franchit rapidement la montagne qui sépare les deux vallées ; mais plus il approchait du but de son voyage, plus la démarche qu’il allait tenter lui semblait pénible. « Après tout, se dit-il, je leur demanderai seulement de me prêter un peu d’argent, que je leur rendrai dans des temps meilleurs. » Il trouva les deux frères réunis ; mais il eut à peine paru devant eux, que toute sa présence d’esprit l’abandonna ; et au lieu de ce qu’il voulait leur dire, il ne put que balbutier quelques mots pour peindre sa situation. Il n’avait pas fini de parler que l’un d’eux sortit, et l’autre lui répondit sèchement qu’il fallait prévoir les mauvais jours, et que l’économe ne pouvait pas payer pour le prodigue.
Gaspard se retira désespéré. Il regagna lentement la montagne. Mais lorsqu’il fut sur le point de redescendre vers sa maison, il se représenta le chagrin de sa femme en le voyant revenir les mains vides. Alors, sans trop se rendre compte de ce qu’il faisait, mais avec l’idée instinctive de retarder autant que possible le moment du revoir, il s’engagea dans un chemin de traverse, qui le conduisit au plus épais de la forêt. Il marcha ainsi jusqu’au soir. Déjà les chants des bûcherons qui regagnaient leur demeure avait cessé, et l’on n’entendait plus que le bruit souterrain des sources qui creusent la montagne. Gaspard se sentit tout à coup arrêté par des broussailles qui interceptaient le chemin. Il regarda autour de lui, mais il ne reconnut aucun des sentiers qu’il avait l’habitude de parcourir. Devant lui se dressait un énorme rocher, sous lequel s’ouvrait un passage étroit qui paraissait conduire à une retraite mystérieuse.
Gaspard voulut revenir sur ses pas ; mais le chemin était fermé de tous côtés par des buissons inextricables. Alors il se rappela ce qu’il avait entendu dire, dans les veillées, de Kobolt, le Génie de la montagne, que des bûcherons prétendaient avoir vu, bien qu’il demeurât dans des lieux inaccessibles. En d’autres temps l’idée seule d’une pareille rencontre lui eût inspiré une profonde terreur ; mais sa douleur était si grande, qu’elle ne laissait aucune place à la crainte.
« Ne suis-je pas abandonné de tous ? » dit-il enfin ; et élevant la voix, il cria : « Kobolt, Kobolt, viens à mon secours !
- Me voici, répondit une voix terrible, que demandes-tu ? »
Mais le paysan resta muet ; il n’osa même pas lever les yeux sur l’effrayante apparition.
« Ne m’as-tu pas appelé ? Reprit la même voix. Parle, que me veux-tu ? »
Gaspard s’enhardit enfin à jeter un regard sur l’étrange personnage qui était devant lui : c’était bien Kobolt, tel qu’on le lui avait dépeint. Il avait deux fois la taille d’un homme, et il était vêtu comme les bûcherons de la montagne. Il portait un énorme tablier de cuir, qui lui descendait jusqu’aux genoux, et une hache était passée dans sa ceinture. Sa barbe était blanche comme celle d’un vieillard ; mais tout annonçait en lui la vigueur de la jeunesse. Ses yeux brillaient comme deux éclairs. Son bras brandissait avec légèreté un énorme bâton, qui avait plutôt l’air d’une massue.
Le géant interpella Gaspard pour la troisième fois et d’une voix encore plus irritée. Le paysan répondit enfin par quelques mots entrecoupés, parlant de ses récoltes détruites, de ses enfants qi allaient mourir de faim, du mauvais accueil que lui avaient fait ses beaux-frères.
« Que te faut-il ? Dit Kobolt, et que veux-tu que je fasse pour toi ?
- Si vous pouviez me prêter cent pièces d’argent, dit Gaspard, je serais sauvé de la ruine, et dans trois ans je vous rendrais fidèlement la somme avec les intérêts.
- Prêter ? Cria le géant, suis-je un usurier ? Va faire une pareille demande aux hommes tes frères ; mais si tu tiens à la vie, ne trouble plus mon repos, ou je t’écraserai avec ce bâton. »
Déjà Kobolt avait levé sa massue. Mais Gaspard ne fit pas un mouvement pour éviter le coup.
« Frappe, dit-il, j’aime mieux mourir que de voir souffrir ma femme et mes enfants. »
Kobolt, malgré son air farouche, avait le cœur bon. Aussi, jugeant au désespoir du paysan que sa misère était réelle, il radoucit sa voix.
« Suis-moi, » dit-il.
Ils entrèrent dans une étroite vallée, et marchèrent longtemps dans un chemin creux bordé de rochers ; puis ils descendirent un sentier à pic, qui les conduisit à une allée souterraine. La nuit était profonde ; de petites flammes bleues, qui sortaient du sol éclairaient faiblement le chemin. Gaspard, quoique tout ce qui l’entourait fût de nature à l’effrayer, ne trahissait aucun trouble : les dernières paroles de Kobolt l’avaient complètement rassuré.
Ils se trouvèrent enfin sous une voûte éclairée par la flamme d’un immense foyer, au-dessus duquel était suspendue une chaudière. Une ouverture pratiquée au fond de la caverne semblait pénétrer encore plus profondément dans la terre ; c’est par là qu’on voyait entrer et sortir les nains serviteurs de Kobolt. Les uns alimentaient la flamme du foyer, les autres venaient jeter dans la chaudière les métaux bruts qu’ils avaient extraits du sol ; d’autres encore prenaient avec des pelles l’argent fondu et en formaient de belles pièces blanches.
Kobolt ouvrit un grand coffre de fer, où Gaspard crut voir briller tous les trésors du monde.
« Compte cent pièce, » dit le géant.
Et, laissant Gaspard seul, il alla donner des ordres à ses serviteurs.
Le paysan prit les pièces une à une ; il les compta et les recompta, pour être sûr de ne pas tromper la confiance de son protecteur ; et, s’approchant de Kobolt, il lui présenta la somme, en disant :
« Regardez, seigneur, si j’ai bien compté.
- J’en suis sûr, dit Kobolt. Si tu avais pris une pièce de plus ou de moins, l’argent se serait aussitôt fondu entre tes mains. Maintenant signe ce papier, par lequel tu t’engages à venir au bout de trois ans, avec ta femme et tes enfants, à la place où je te suis apparu, me témoigner ta reconnaissance et me restituer le capital avec les intérêts : d’ici là tu ne me reverras plus. »
Gaspard signa ; un nain le reconduisit jusqu’au débouché de la vallée. Au moment de le quitter, le nain lui adressa ces paroles :
« Termine heureusement ta route, souviens-toi des recommandations de mon maître, et cette nuit te portera bonheur pour toute ta vie. »
Le nain disparut derrière le rocher. Le jour commençait à poindre, et Gaspard reconnut l’endroit où il s’était arrêté la veille, accablé de lassitude et de chagrin. Maintenant la confiance et l’espoir étaient rentrés dans son cœur ; il faisait mille projets pour l’avenir, et il songeait avec joie au bien-être que l’argent de Kobolt allait ramener dans sa maison.
Pendant que Gaspard redescendait la montagne, Marianne attendait avec anxiété son retour. Elle ne pouvait s’expliquer pourquoi il n’était pas revenu la veille. Lui était-il arrivé un accident dans la forêt ? Ses frères l’avaient-ils retenu par amitié ? Elle aurait bien voulu s’arrêter à cette dernière pensée ; mais comment croire que les sentiments de ses frères fussent changés en un jour ? Aussi les craintes de la pauvre femme redoublaient d’instant en instant, et son cœur battit bien fort lorsqu’elle reconnut le pas de son mari qui traversait la cour. Elle ouvrit la porte, Gaspard entra précipitamment, et elle fut muette de surprise en voyant l’argent rouler sur la table.
« Tu vois, dit Gaspard, comme tes frères m’ont reçu : ils m’ont donné tout ce que je leur ai demandé, et ont même voulu me garder pour la nuit. »
Son aventure lui semblait encore tellement étrange, qu’il n’osa dire à sa femme d’où lui venait l’argent et qu’il aima mieux la laisser croire à la générosité de ses frères.
Alors une vie nouvelle commença dans la maison. Les étables se remplirent, et l’on entendit comme autrefois le joyeux tintement des clochettes quand les vaches revenaient du pâturage. Gaspard ensemença ses champs, et il vit bien que l’argent de Kobolt était béni, car tout lui réussissait. On ne trouvait pas à dix lieux à la ronde de champs aussi bien cultivés que les siens : aussi sa récolte était toujours plus abondante que celle de ses voisins. L’aisance et la prospérité régnaient dans la ferme, et Gaspard eut bientôt amassé les cent écus qu’il avait empruntés.
Trois années se passèrent ainsi, et l’époque de l’échéance arriva. Marianne avait attendu cette date avec impatience ; car elle se réjouissait de revoir ses frères, et surtout de pouvoir s’acquitter envers eux. Elle avait dit la veille à ses enfants : « Demain vous mettrez vos plus beaux habits, car nous irons voir vos oncles à Munster ; ils nous ont fait beaucoup de bien, et il est juste que nous allions les remercier. »
De grand matin, Jean, l’aîné des garçons, attela la voiture, et toute la petite caravane se mit en route. Ils avaient déjà fait une bonne partie du chemin, lorsqu’ils arrivèrent à un grand carrefour, où se croisaient plusieurs sentiers qui aboutissaient aux régions les plus élevées de la forêt. Gaspard fit descendre tout le monde :
« Nous allons quitter la grande route, dit-il aux enfants ; je connais un chemin beaucoup plus beau, bordé de fleurs et de fraisiers, par lequel je vais vous conduire. »
Et, hâtant le pas, il se mit à marcher en avant s’enfonçant de plus en plus dans la forêt. Parfois il regardait autour de lui d’un air préoccupé. Sa femme, frappée de son silence, lui demanda enfin :
« Où sommes-nous ? N’avons-nous pas perdu le bon chemin ? »
Les enfants, que l’inquiétude commençait à gagner, se pressaient autour de leurs parents. Gaspard vit qu’il ne pouvait garder plus longtemps son secret. Il confia, non sans trouble, à sa femme et à ses enfants le véritable objet de leur voyage ; il leur déclara que ce n’étaient point les deux fermiers de Munster, mais Kobolt qui les avait tirés de la misère, et qu’obéissant à la promesse qu’il lui avait faite, il les avait conduits dans la forêt pour s’acquitter envers lui.
En entendant ces paroles, les enfants se mirent à trembler de tous leurs membres, et la mère elle-même fut effrayée à l’idée de se rencontrer face à face avec le terrible génie. Gaspard essaya de les rassurer en leur montrant combien Kobolt avait été bon et généreux envers lui. « D’ailleurs, ajouta-t-il, j’ai promis, et je dois tenir parole. »
Il crut se rappeler qu’un sentier étroit et à peine frayé l’avait conduit autrefois, dans un lieu touffu, où il s’était trouvé subitement devant la Roche Noire. Il voulut reprendre la même direction ; mais soit que ses souvenirs se fussent effacés, soit que le trouble l’eût détourné de son chemin, il se vit tout à coup au milieu d’une éclaircie qu’un cercle de buissons épais fermait de toutes parts. Gaspard en fit le tour ; mais aucun chemin nouveau n’aboutissait à cet endroit ; il semblait que le pas des hommes ne se fût jamais porté au-delà.
Gaspard ne savait plus quel parti prendre ; déjà sa femme le sollicitait de revenir ; mais il déclara qu’il passerait la nuit dans la forêt, plutôt que de manquer au rendez-vous que le génie lui avait donné. L’idée lui vit d’appeler Kobolt par son nom.
« Kobold ! Kobold ! Cria-t-il d’une voix forte, ce sont tes débiteurs reconnaissants qui te cherchent.
Il éleva la bourse en l’air, en faisant sonner l’argent qu’elle contenait ; mais rien ne répondit à son appel. « Il ne me reste plus qu’un dernier moyen, pensa-t-il ; je vais poser l’agent sur ce rocher ; Kobolt qui visite toute la montagne, saura bien le trouver, et il verra que j’ai été fidèle à mon engagement : le compte y est, il n’y manque pas une pièce. »
Il allait mettre son projet à exécution, lorsqu’un violent tourbillon de vent s’éleva et secoua fortement les branches des arbres. Les enfants remarquèrent, parmi les feuilles sèches qui roulaient sur le sol, un papier blanc, qu’il portèrent à leur père. Gaspard reconnut le billet qu’il avait autrefois signé au génie de la montagne ; et quel fut son étonnement, lorsqu’il lut ces mots, à côté de sa propre signature : « Pour acquit, Kobold ! »
« Ainsi Kobold a voulu pousser la libéralité jusqu’au bout, dit Marianne. Il saura au moins que nous n’avons pas été ingrats envers lui. Mais que personne ne s’avise plus à l’avenir de dire du mal de lui en ma présence !… car sans lui nous aurions tous péri dans la misère. »
Ils reprirent le chemin de la maison ; mais lorsqu’ils eurent rejoint la voiture, Marianne proposa de continuer le voyage jusqu’à Munster, afin que ses frères fussent témoins de sa nouvelle richesse.
A peine entrés dans la ville, ils apprirent que l’un d’eux était mort, après avoir perdu la plus grande partie de son bien ; l’autre venait de voir sa ferme dévorée par un incendie, et comme sa dureté avait éloigné de lui tous des amis, personne ne venait à son secours.
« Oublions les torts qu’i a eu envers nous, dit Gaspard à sa femme, et portons-lui ces cent écus qui ne nous appartiennent pas. Ainsi l’argent de Kobolt sera béni deux fois. »
La généreuse pensée de Gaspard ne profita pas au frère de Marianne. Celui-ci essaya en vain de relever sa ferme ; ses affaires ne prospérèrent plus ; en peu de temps il fut réduit à la mendicité ; car les dons de Kobolt ne fructifient pas entre les mains des méchants. Quant à Gaspard, il continua à mener une vie paisible et laborieuse ; le pauvre ne frappa jamais vainement à sa porte ; ses enfants suivirent son exemple et ses descendants vivent encore dans le Val de Saint-Martin.
Mme A. BOSSERT - 1880