Sébastien Giniaux – New Morning – 25 janvier 2012
Vous, je ne sais pas : moi, rien ne m’agace davantage que l’appellation incontrôlée de musique du monde – encore que sa traduction dans la langue de Shakespeare et de David Beckam n’ait, pour ce qui est de son dessein mercantile, rien à lui envier. A-t-on d’ailleurs idée d’une musique qui ne fût pas du monde, fût-il celui qu’à la ville on qualifie de grand ? Et de quel autre monde pourrait-il bon Dieu s’agir, que ce corps céleste suffisamment bizarre pour que la vie y soit un jour apparue ? Non, décemment, sauf à tutoyer la musique des sphères, je n’y vois d’autres mobiles que ceux du caquètement décervelatoire (dit aussi « marketing »). D’autant que les musiques du monde n’ont finalement plus grand-chose de commun avec lui, puisqu’elles mettent le grand tout en fusion. Au moins, le folk lore, on savait ce que c’était : l’étymologie, ça donnait du sens. Bref, Internet a essoré l’exotisme comme Google Earth a sonné le tocsin des irréductibles. Autant de vénérables sujets de dissertation qui ne doivent guère troubler Sébastien Giniaux et son gang : ceux-là sont musiciens, et le musicien se moque de l’étiquetage de ses produits comme le cistercien de la Nintendo ds 3d. Le monde, ils le pratiquent à la manière des artistes : en tendant l’oreille. En tout cas, c’est dans leurs cordes. De guitare, s’entend. Qu’ils ont lestes, soit dit en passant, et manouches, et balkaniques, et maliennes. Car on ne peut pas nier que quelque chose de la secrète acoustique du monde habite ce petit groupe vibrant à une sorte de continuum dérobé au commun. Les musiciens ont ce secret, le secret de cette note qui taraude l’humain et, parfois, en rencontre le timbre.
Sébastien Giniaux est un grand gaillard dégingandé, légèrement voûté, le regard clair, facétieux, sa parole à peu près aussi maladroite que ses doigts sont agiles. Il ne se prend pas au sérieux car il prend son art très au sérieux. Surtout, j’en reviens à mon propos de départ, il réussit, à partir d’une tradition très affirmée, à façonner son monde. Car si sa musique est du monde, alors c’est d’abord du sien ; c’est-à-dire qu’on n’a un monde à soi que si l’on a préalablement su s’imbiber de la teinture d’autres mondes – je me comprends, je me comprends. Il n’est pas pour autant une synthèse : la synthèse vide les substances de leur moelle pour ne rendre des choses que leur aperçu. Or chez lui la tradition est vivace, on ne peut plus. Mais il lui donne comme un nouvel espace, la fait passer par d’autres circuits que ceux de l’hommage ou de la répétition : il la fait respirer. D’une ambiance typique il sait faire une atmosphère typée. Django n’est jamais loin, sans doute, mais nous sommes au vingt-et-unième siècle : les oreilles ouvertes comme des paraboles, Giniaux donne à ses couleurs manouches un spectre autrement plus large. Ça métisse à tire-larigot, univers dare-dare dilatés. C’est très écrit, luxueusement orchestré, tant et si bien que je me suis surpris à songer aux glissements colorés des premiers albums de Khalil Chahine – la cérémonieuse rutilance en moins, car Sébastien Giniaux conserve de la grande tradition une fraîcheur et un certain goût pour la sueur : il se garde la possibilité de l’accident heureux. Parce que, pour le reste, la partition n’est pas du luxe : les petites modulations ne se font pas toutes seuls, elles transitent par des brisures, rythme cassés, ponctuation inattendues. Ce n’est plus seulement le guitariste qui prête attention aux sonorités, c’est le peintre qui nous sort sa palette. Et de suivre le bon gré de ses humeurs, de ses perceptions, de ses voyages, ce qui ne va pas sans péril parfois. Ainsi des interludes en petites proses à visées poétiques : même agréablement déclamées par Anahita Gohari, elles me semblent, pour le coup, d’une tonalité un peu convenue (Reflet trop reflet escroc / cliché trop psyché Saleté / J’vais te casser) : le vrai-faux moderne, voilà bien ce qui tue la poésie. Enfin ce sera bien là ma seule réserve. Étant entendu qu’il faut savoir pardonner à l’incomplétude : un musicien, jeune par-dessus le marché, qui a le souci d’embrasser le monde et la mélodie des choses en en tirant, non seulement la musique, mais la fresque et les mots, ça suffit à justifier le coup de chapeau. Pour ce qui est de la parfaite harmonie de l’ensemble, c’est donc encore un peu incertain, mais insister là-dessus reviendrait à condamner l’ambition, alors non. Mieux vaut en revenir à l’hommage et derechef tirer notre chapeau à Joris Viquesnel (guitare), Jérémie Arranger (contrebasse), Cherif Soumano (kora), Mihaï Trestian (cymbalum), Mathias Levy (violon) et Maëva Le Berre (violoncelle) : cette petite troupe n’a pas son pareil, et son talent, pour donner au regard acéré de Sébastien Giniaux, et à sa guitare qui ne l’est pas moins, une souveraineté placide et très prometteuse. Et pour ce qui est de ce jeune guitariste virtuose, ceux qui l’ont applaudi, ce soir, sont bien certains d’une chose : on le retrouvera. Et je rappelle que Richard Galliano avait réussi, en son temps, à renouveler l’accordéon. Si vous voyez ce que je veux dire.
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Sébastien Giniaux au New Morning - 25 janvier 2012
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