LE PÈRE JUDAS, d'après Maupassant

Publié le 23 mars 2012 par Dubruel


Nous nous promenions au bord d’un étang.

Je vis soudain une maison délabrée.

Sur un des murs figurait

Une grande croix tracée avec du sang.

-Joseph, qu’est-ce que cela ?

-C’est la maison de Judas

-Judas ? Quel Judas ?

Mon compagnon de marche ajouta :

-Le Juif errant ; c’est toute une histoire.

Un vieillard qui passait par là un soir

Demanda l’aumône à la misérable

Qui habitait cette chaumière.

Asseyez-vous, le père,

A-t-elle dit au pauvre diable.

Tout ce qui est ici est à tout le monde

Car ça vient de tout le monde.

Le vieillard la remercia de son accueil,

Partagea le pain,

Sa couche de feuilles

Et ne la quitta plus jamais.

Joseph ajoutait :

-C’est Dame la Vierge qui a permis ça

Vu qu’une femme recevait Judas,

Ce vagabond, ce Juif errant.

Rien d’anormal aux paysans

Du voisinage au commencement.

Mais par son attitude,

On s’en douta progressivement

Car il marchait toujours, comme par habitude.

Une autre raison avait aussi fait naître les soupçons.

Cette femme qui vivait avec un inconnu

Passait pour juive : on ne l’avait jamais vu

Ni à la messe ni à complies.

Le vieux et elle erraient par le pays,

La main tendue aux portes des maisons,

Ou balbutiant des supplications

À tous les passants.

On les voyait à toute heure du jour

Trainer dans les rues du bourg

Mangeant

Un morceau de pain,

Ou dormir à l’ombre de quelque sapin.

On commença ici et là

À nommer l’étrange mendiant le Père Judas.

Un jour, il rapporta deux cochons vivants

Que lui avait donné un riche paysan

Parce qu’il l’avait guéri de ses escarres.

Six mois plus tard,

La compagne de Judas décédait

Lui-même l’enterra dans son jardinet.

C’était des gens de si peu qu’on s’en moqua.

Pour se nourrir, de nouveau Judas mendia

Mais on ne lui donnait plus un fifrelin.

Il disparut lui aussi un beau matin.

Quand on ouvrit la hutte, son abri,

Deux cochons s’enfuirent sautant comme des cabris.

On aperçut une paire de brodequins

Et des loques couvertes de sang séché.

Judas avait été dévoré par les porcins.

Je n’ai pas cherché

À faire comprendre à mon compagnon

Que, faute de trognons,

Il était naturel

Que des bêtes affamées

Eussent mangé leur maître décédé.

Quant à la croix, elle apparut un matin

Sans qu’on sut quelle main

L’avait tracée ni d’où provenait le sang.

Mais personne ne doute plus que le Juif errant

Ne fût mort ici.

Je le crus aussi.

Léon DIDAIRAGO

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Il vaut mieux tendre la main que le cou.

A. de Montluc