Le petit aristocrate breton, que sa mère aurait voulu prêtre et son père officier, ne savait littéralement pas où se mettre. Au propre comme au figuré.
CHATEAUBRIAND
de Jean-Claude Berchet
Éd. Gallimard, 1 050 p., 29,50 €
En 1821, Chateaubriand passe trois mois à Berlin, comme ambassadeur de France. Il rencontre Adalbert von Chamisso, le poète d’origine française devenu russien de cœur. Chamisso a vite fait le tour du personnage. Il écrit : « Chateaubriand est maladroit, il ne cherche ni ne trouve son emploi nulle part. Il ne sait ni où il est, ni qui il est. » Voilà sans doute le résumé le plus exact et le plus pathétique de la quête perpétuelle qui marqua la vie de François-René de Chateaubriand : la quête de soi. Par tous les moyens : ambitions, écriture, voyages, amours.
Le petit aristocrate breton, que sa mère aurait voulu prêtre et son père officier, ne savait littéralement pas où se mettre. Au propre comme au figuré. Il serait écrivain, mais aussi politique, mondain, mais pataud parfois, ambassadeur, alignant les démissions successives, exilé (plusieurs fois), pair de France, ministre, royaliste avec mesure, républicain en sourdine.
Mari patient, amant multiplié, sincère et dissimulé. Moqué des uns comme des autres, adulé de beaucoup. Courageux avec ça. Mais aveugle. Coincé entre deux époques. Né sous Louis XV, en 1768, il mourra dans les premiers soubresauts de la révolution de 1848. Il y avait là de quoi chahuter une âme.
Dans sa fratrie il n’était pas le préféré. Il allait avec sa famille de château en château, pour des vacances alanguies, traînant un mal-être que l’on ne qualifiait pas encore de « romantique ». La mer était sa seule amie, les vagues ses maîtres, et les mystères de la destinée humaine (corps inclus) hantaient ses nuits de jeune garçon. De tout cela sans doute vient le fait qu’il ne pouvait tenir en place. Sa vie fut une succession d’allées et de venues, de l’Amérique à l’Orient, de la France aux exils forcés et, politiquement, de ce qu’on appellerait aujourd’hui une oscillation du centre gauche au… centre droit.
L’énorme biographie, formidablement renseignée, complète et d’un style enlevé que publie Jean-Claude Berchet est conçue avec ce que l’auteur annonce dans son avant-propos : « une empathie critique » . Il considère, avec bon sens, que l’on se fait généralement une idée fausse du vicomte. Qu’on ne le lit plus, que l’on brocarde ses engagements, que l’on se moque de sa vaine arrogance.
Mais il démontre que c’est mal le connaître. Car, au fond, en se cherchant sous tous les cieux, Chateaubriand a fait à la fois l’expérience du bonheur et celle des malheurs. L’auteur du Génie du christianisme , par exemple, livre qui fit beaucoup pour sa gloire, entretenait avec la religion des rapports qui n’étaient pas que de claironnante façade.
Et quand Chateaubriand explique en quatre mots sa conversion (« j’ai pleuré et j’ai cru » ), Jean-Claude Berchet explique qu’il ne faut pas se moquer du raccourci : le vicomte venait de faire, à vingt et un ans, avec la mort de son frère aîné (guillotiné), de sa mère et de sa sœur, « une expérience de la perte et de la dépossession » qui vont aboutir à ce que « la foi retrouve ses racines » . La foi de sa jeunesse, faite de piété calme, d’abandon simple à l’esthétique des ancestrales traditions d’une lignée.
Arriviste, Chateaubriand ? Si c’était vrai, il serait arrivé ! Or, finalement, quand on fait le bilan de ses multiples carrières, on a plutôt l’impression qu’il choisit à chaque fois, par on ne sait quel entraînement masochiste (qui n’est pas le trait dominant des ambitieux efficaces…), le mauvais camp, celui du perdant, de l’opposant, que l’on qualifie alors de « traître ».
Il est royaliste, mais modéré, pour la Charte, contre les « enragés » de l’émigration avec lesquels il est contraint de vivre à Londres. Il est libéral (on ne disait pas encore moderniste) au moment du Directoire puis dénonce vite le despotisme de Napoléon. Les restaurations le déçoivent. Louis XVIII ne l’aimera pas, Charles X s’en méfiera, Louis-Philippe le fait traquer par sa police.
Une vie d’apparence flamboyante (malgré les soucis d’argent, obsédants, récurrents), une gloire littéraire immense, des femmes à foison (la liste de ses conquêtes occuperait la moitié de cette chronique…) mais un manque, finalement, jamais compensé par cette hantise de la mort qui fait que, dès l’âge de trente-cinq ans, il commence à se dire qu’il faut se dépêcher de rédiger ses mémoires… Pour être maître de sa trace.
La seule lacune de cette magistrale biographie – prévoir des dizaines d’heures de lecture… – est l’insuffisance du traitement réservé à ce que fut l’écriture de Chateaubriand. On ne comprend pas très bien d’où lui vint cette excellence du style, qui va du percutant des pamphlets aux envolées des épopées. Dommage car, finalement, plutôt que d’une vie semi-ratée au plan terrestre, trop occupée de soucis subalternes (le pouvoir, notamment, qui forcément se dérobe), on aimerait savoir où Chateaubriand puisa cette invention d’une langue qui fut la charnière entre le classicisme et le romantisme. ce secret-là est dans ses œuvres, le meilleur de sa longue vie.
BRUNO FRAPPAT
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