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Soleils noirs, 6 : Sade, une esthétique de la souillure

Par Marcalpozzo

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   « Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure. »
   Georges Bataille

  

Dans Les cent vingt jours de Sodome, Augustine est soumise à un calvaire inoubliable. Et c’est ainsi que, trempée dans le cyanure, l’encre du Marquis de Sade décrit le supplice : « Pendant la nuit, le duc et Curval, escortés de Desgranges et de Duclos, descendent Augustine au caveau. Elle avait le cul très conservé, on la fouette, puis chacun l’encule sans décharger ; ensuite le duc lui fait cinquante-huit blessures sur les fesses dans chacune desquelles il coule de l’huile bouillante. Il lui enfonce un fer chaud dans le con et dans le cul, et la fout sur ses blessures avec un condom de peau de chien de mer qui redéchirait les brûlures. Cela fait, on lui découvre les os et on les lui scie en différents endroits, puis l’on découvre ses nerfs en quatre endroits formant la croix, on attache à un tourniquet chaque bout de ces nerfs, et on tourne, ce qui lui allonge ces parties délicates et la fait souffrir des douleurs inouïes. On lui donne du relâche pour la mieux faire souffrir, puis on reprend l’opération, et, à cette fois, on lui égratigne les nerfs avec un canif, à mesure qu’on les allonge. Cela fait, on lui fait un trou au gosier, par lequel on ramène et fait passer sa langue ; on lui brûle à petit feu le téton qui lui reste, puis on lui enfonce dans le con une main armée de scalpel, avec lequel on brise la cloison qui sépare l’anus du vagin ; on quitte le scalpel, on renfonce la main, on va chercher dans ses entrailles et la force à chier par le con ; ensuite, par la même ouverture, on va lui fendre le sac de l’estomac. Puis, l’on revient au visage : on lui coupe les oreilles, on lui brûle l’intérieur du nez, on lui éteint les yeux en laissant distiller de la cire d’Espagne brûlante dedans, on lui cerne le crâne, on la pend par les cheveux en lui attachant des pierres aux pieds, pour qu’elle tombe et que le crâne s’arrache. Quand elle tomba de cette chute, elle respirait encore, et le duc la foutit en con dans cet état ; il déchargea et n’en sortit que plus furieux. On l’ouvrit, on lui brûla les entrailles dans le ventre même, et on passa une main armée d’un scalpel qui fut lui piquer le cœur en dedans, à différentes places. Ce fut là qu’elle rendit l’âme. Ainsi périt à quinze ans et huit mois une des plus célestes créatures qu’ait formée la nature, etc. »

  

Qui pourrait honnêtement soutenir de telles descriptions ? Nous sommes plongés en pleine horreur… Il nous reste bien le rire. Oui ! C’est vrai ! Cette accumulation de descriptions sordides et de détails effrayants semble si mécanique, si machinal que le discours de l’horreur et de la perversion semble s’annuler de lui-même, et soudain, se prête au rire, tant cela parait grotesque. Sade était pourtant sérieux. Très sérieux. Et nous le savons ! Et parce qu’il détestait Eros, le voilà qu’il nous jette vivants dans les bras destructeurs de Thanatos. Le sexe se mélangeant à la mort au point de nier la mort qui, par contrecoup, nie le sexe. Cette esthétique des massacres et du crime, cette escalade de la violence, qui pourrait humainement la soutenir ? Certes, Roland Barthes écrivait : « Ecrite, la merde ne sent pas ». Non ! Elle pue ! Elle envahit notre esprit, notre imaginaire ; elle habite désormais notre être tout entier. Si la perversion n’est pas naturelle à l’homme prétendait Freud, elle est due psychiquement à une histoire, un parcours singulier, parfois effroyable. Donc Sade !

Mais qu’a-t-il fait de sa perversion ? Ne nous leurrons pas ! Sade est un produit. Il est le singulier rejeton d’une histoire familiale. Fils d’un père débauché et libertin, amateur de filles comme de garçons, fils d’une mère qui s’en débarrassa dans les bras de l’épouse du prince de Condé et de la maîtresse de son propre père, on imagine difficilement quel autre itinéraire aurait pu prendre cet enfant déjà prédestiné à la naissance. Soit ! Il aurait pu le dépassement ou la sublimation. Enfin ! Ne rêvons pas trop ! Sade était d’emblée condamné ! Il aurait bien pu choisir la lumière de l’amour, ou d’une saine rébellion ; il choisit les voies ténébreuses du crime, de l’anéantissement de soi et des autres. Il se fit « bloc d’abîme »[1].

Il va opter pour la part obscure. Celle qui nous regarde tous, néanmoins. En 1763, il s’installe dans la maison de sa belle-mère, et persécute sa propre épouse, lui infligeant les pires bassesses ; coups, injures, sévices sexuels. Sade sera pour cela condamné par la justice, dénoncé et incarcéré au donjon de Vincennes, pour tous les vices et les débauches auxquels il se livrait.

Sade l’effroyable athée, l’enfant d’un pervers tourné à la fin de sa vie vers Dieu, s’est fait l’homme le plus débauché de France. Par amour pour ce père, ou en réaction contre ce dernier ? Si nul ne le sait, il préparait néanmoins le terreau d’une œuvre d’art à venir, d’une esthétique de la souillure, de l’avilissement des corps et des âmes.

Infligeant la sodomie à son épouse qui acceptait avec dégoût, l’obligeant à assister impuissante à des actes d’avilissement et d’humiliation ainsi que de débauche avec de jeunes domestiques des deux sexes, Sade fut alors emprisonné à nouveau ; c’est dans sa cellule qu’il trouva la liberté de TOUT dire, et donc de révéler sa nature transgressive. Ici, ce sera la vertu qu’on transgresse, car elle est décrétée sacrée. Donc, à dénoncer, fouler au pied, etc.

Imaginez seulement un instant Sade continuant paisiblement de s’adonner à ses pires vices, et de s’assujettir à ses pires traumatismes de jeunesse ? Il n’aurait seulement jamais couché sur le papier toute cette horreur ! Car, finalement, moins sadique qu’il n’y parait, Sade écrit en réaction… c’est mon interprétation de cette œuvre d’une grande morbidité, inspirant à la fois répugnance et terreur.

Sade, c’est l’homme révolté. Un rebelle qui fit émerger une œuvre sans précédente dans laquelle il prostitua sans proxénétisme tous les corps afin d’établir la dépossession de Dieu, le plus grand « proxénète, entremetteur et propriétaire des corps. »[2] Magnifique tentative de socialisation de la volupté que peu comprirent. Paradoxal diraient ceux qui voient en Sade un athée. Pourquoi s’attaque-t-il ainsi à un Dieu auquel il ne croit pas ? Lui qui se prétend l’homme de la nature avant même de la société. Mais si Sade est un athée, il faut le prendre comme un homme qui reproche à Dieu de n’avoir pas existé. Donc, prendre Sade pour ce qu’il n’est pas et le laisser pour ce qu’il est. Tout le problème étant là. Matérialiste absolu, physicien moderne, Sade est sûrement moins sadique que l’ensemble de ses congénères, mais en grand masochiste, – plus qu’on ne voudra bien le dire ! – il se dresse comme notre miroir à tous. Sade moins sadien qu’écrivain. Sade notre prochain[3]. Sade qui, par l’usage public des corps et leur dépravation, propose un recours contre le devenir industriel du monde en tant que produit (dixit Klossowski). Cette industrie diabolique qui remplace Dieu dont la mort fut annoncée par Nietzsche lui-même, et qui coûta un bref parfum de scandale pour ce penseur solitaire. Alors Sade… emmuré dans les cachots de la Bastille pour avoir voulu porter atteinte à l’ordre public ? Avant tout, oui !

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« Tous les hommes sont fous, et qui n'en veut point voir doit rester dans sa chambre et casser son miroir », écrit-il à juste titre. Dans cette littérature sans Dieu, Sade est-il vraiment sans limites ? N’est-il pas plutôt entrain de chercher ses limites, nous obligeant, nous pervers qui s’ignorent, ou feignant de s’ignorer, d’aller sonder les nôtres ? Emmurés dans les châteaux sadiens de la subversion, les personnages du livre probablement le plus insoutenable de la littérature française, Les cents journées…, sont amenés à sonder leur part obscure, leur abîme fondamental, plongés au milieu des lois déterministes de la mère-Nature, aliénés aux principes des causes mécaniques d’une nature sans Dieu – sans le père ? « Il n'est point d'homme qui ne veuille être un despote quand il bande », écrit, là encore sublimement, Sade. Eh oui ! Avec Sade, libertin athée, la morale est considérée comme caduque, et dans un grand élan d'affranchissement, certains personnages de Sade se livrent à la libération de tous leurs désirs les plus diaboliques et pervers... Ce qui est dit là, selon mon analyse, c'est que l'être humain s'en remet à un troisième homme et sa morale dégoulinante pour ne pas avoir à faire face à ce qu'il est au plus profond de lui-même... c'est Sade notre prochain, au sens où ce serait Sade envers et contre lui-même... Rien à voir avec le bon sauvage de Rousseau... Le naturalisme de Sade est pervers par essence. Personnellement j'entends cette réflexion de Sade comme un assentiment à tous les crimes et toutes les tortures sexuelles... Une sorte de fascisme libéré et dédouané !!

  

Dans sa Nouvelle Justine, Sade écrit : « Le bonheur n'est que dans ce qui agite, et il n'y a que le crime qui agite : la vertu, qui n'est qu'un état d'inaction et de repos, ne peut jamais conduire au bonheur. » Et voilà qu’apparaît la clé de cette œuvre de la destruction. Dans cette esthétique de la perversion, on trouve la volonté de brouiller les hiérarchies, d’inverser les valeurs, de retourner l’échelle du progrès des générations : crimes, incestes, sodomies, viols, tortures, soumission, annihilation des corps, la perversion chez Sade devient heureuse, porteuse de chance et de dons, la vertu malheureuse, cruelle, ingrate.

L’ordre que nous n’avons de cesse d’élever, Sade n’a de cesse de le nier. Il faut mettre tous les ordres à plat ; nous devons donner libre cours aux vices en nous ; libérer tous les désirs, et comme l’aurait dit Calliclès, si un homme désire fortement se faire tyran des âmes et des corps, tant que ses moyens sont en accords avec ses désirs, il aurait parfaitement tort de se censurer au nom de la morale des faibles qui, opprimant les forts, auraient institué l’égalité et la fraternité, ruse de la raison pour se protéger des mieux armés par la nature. C’est ce qui le fera d’ailleurs dire dans La philosophie dans le boudoir, « La bienfaisance est bien plutôt un vice de l'orgueil qu'une véritable vertu de l'âme. »

Ainsi Sade pourrait s’apparenter au pervers qui, par un travail de l’esthétique de l’horreur et de la torture des corps, cherche à nous angoisser, nous tendant cette image de nous-même ; cette part sombre qui est la nôtre, qui nous colle à la peau, et dont nous devons nous défaire. Moins qu’être un ignoble personnage, un écrivain scandaleux, il jouit de nous pousser jusqu’à nos propres limites, sondant ainsi les siennes, et se vengeant d’un père qui ne sut donner le moindre amour à sa progéniture. Sade l’incompris ? Probablement, mais un Sade qui cherchait l’amour, aveuglément ; perdu dans les chemins de la transgression et du vice ; enfant errant, tourmenté, otage d’une désolation et d’une solitude dont il ne se tirera jamais.

(Paru dans les Carnets de la Philosophie n°20, avril-mai-juin 2012)  



[1] L’expression est d’Annie Le Brun.

[2] Jean-Paul Curnier, A vif, Editions Ligne, p.85.

[3] Pierre Klossowski, Sade mon prochain, Point-seuil, 1967.


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