Un écrivain, fût-il célèbre, n’a pas le succès d’une rock-star et ne produit pas d’émeute dans les couloirs des lycées. Jeudi matin 15 mars, Lyonel Trouillot est arrivé au lycée Vieljeux de La Rochelle, « par la petite porte ». Nous l’avons rejoint au CDI, les documentalistes, les professeurs, les deux classes de secondes associées. Les sièges en demi-cercle devant le Siège de l’écrivain, juste devant la baie vitrée, sorte de Palais du Grand large de Saint-Malo pour un festival Etonnants Voyageurs en version domestique.
Peu à peu, les élèves s’installent, certains munis d’une petite feuille griffonnée de questions, d’autres renâclant à ouvrir les sacs, l’œil sournois, contrariés de constater que la petite silhouette de l’écrivain coiffé d’un chapeau noir, s’appuyant sur une canne, ne correspond pas exactement au héros qu’ils ont imaginé derrière le Livre ou derrière l’Ecran. Mais tout de même, ça leur fait quelque chose, ce cérémonial. Lyonel Trouillot est là, en chair et en os, pour la première fois dans les murs de leur lycée. Et puis il vient de si loin... et puis ses livres se dressent là, tout autour, dans les rayons de la bibliothèque... Et puis les profs l’écoutent et n’osent même plus faire cours ! Tout de même, ça en impose !
Silence contenu, silence de début d’année pour jauger le discours de l’adulte qui vient d’ailleurs, d’une terre de séisme et de dictature, d’une terre d’esclavage et de révolte... Toussaint Louverture, Saint-Domingue, le sucre. Ça creuse son sillage dans les esprits de lycéens d’une cité tournée vers la mer et patrie des Fleuriau et des Rastaud... Exposés sur Haïti en vent arrière, l’adulte qui sait de quoi il cause, il a le vent en poupe devant la flotille des caboteurs. Et pourtant, en début de séance, rien n’est encore acquis et le vent peut tourner !
Eux, les optimistes, ils ont le nombre, la jeunesse, l’excitation, l’impatience, l’esprit qui volette. Lui, il se sent fatigué. Sa voix éraillée, sourde, peine à suivre les tirants d’eau de l’esprit. Le fauteuil (il a du mal à trouver sa position) grince, couine, pépie. Mais il a derrière lui l’armada de ses livres, et ce destin que les élèves ont parcouru sur internet. Etudes de droit, journalisme, poésie, romans, engagement, émissions de télé, de radio, ça vous pose un homme et ça en jette, à défaut d’éblouir.
Les questions ni ne fusent, ni n’affluent. Elles viennent simplement. Pas spontanées, pas vraiment curieuses au début. Seulement préparées. Presque guindées, polies, conventionnelles. Mais le propre d’un écrivain n’est-ce pas, c’est de jouer avec les conventions et de leur casser le cou ! C’est ce que répètera Trouillot dans son discours. Comment trouvez-vous l’inspiration ? Tous les lieux sont-ils réels dans vos romans ? Combien de temps prenez-vous pour écrire un roman ? Pourquoi avez-vous arrêté vos études de droit ? Quel rôle la musique joue-t-elle dans vos écrits ? Quelle place accordez-vous au football ? Un étudiant peut-il se rendre utile s’il va à Haïti pour aider la population ?...
Couinement du siège. Ecrire, c’est prendre un grand cahier relié, marquer la phrase de fin, trouver le bon titre et élaborer la première phrase. Celle qui servira de charnière, celle à partir de laquelle tout le reste de la charpente va s’édifier. Il ne faudra pas longtemps (peut-être deux ou trois mois) pour parcourir l’espace vide du cahier, jusqu’à son terme attendu... L’essentiel a eu lieu avant, dans les longs moments de réflexion, de maturation passés dans les cafés, à écouter, observer, échanger avec des gens.
Nouveau couinement. L’inspiration est un mythe romantique ! Il n’y a que le réel qu’il faut interpréter. L’écrivain est un « prédateur » : il se nourrit de ce qu’il entend, de ce qu’il enregistre, de ce qu’il constate. Regard sur l’assistance. Les élèves sentent passer le papillon. Pépiement du siège. L’écrivain se nourrit, réfléchit, théorise. Mais il s’amuse également. Il a beaucoup lu de théories littéraires qui lui donnent toujours l’envie de créer des formes nouvelles. De même qu’aucun livre ne se conçoit sans un message, une opinion à poser, aucun livre ne se conçoit sans la forme qu’il porte. La forme est le filet au fond duquel glisse l’engagement de l’écrivain. Nouveau pépiement.
Dans un pays comme Haïti, longtemps marqué par la dictature, Lyonel Trouillot a dû se « camoufler » pour préserver son droit de parole. Grincement du siège. Non, il n’a pas « arrêté » ses études de droit ! Au contraire, cette qualification lui a fourni un « camouflage ». Cela valait sans doute mieux de le prendre de cette façon que de se rendre complice d’un système fondé sur l’exploitation des pauvres. Nouveau grincement. Plutôt que de vouloir à tout prix aider les Haïtiens, la chose la plus importante est de se rendre utile à ceux qui en ont besoin et qui sont parfois tout près de chez soi. Le territoire de Haïti est un territoire meurtri. De ce fait, et depuis très longtemps, les occidentaux ont souvent tendance à porter un regard paternaliste sur les Haïtiens. Si on a vraiment l’envie d’aider cette partie du monde, alors il faut d’abord essayer de comprendre la situation. Il faut aller sur place, et rencontrer les gens, les écouter, et leur parler d’égal à égal. Lyonel Trouillot parle d’égal à égal aux jeunes élèves qui sont venus l’écouter. La sonnerie retentit. Il faut arrêter. L’échange peut se prolonger autrement désormais.
Et lorsque nous faisons un petit bilan de la rencontre, il termine ainsi : « Est-ce qu’ils écrivent ? » C’est une belle question, que je laisse ouverte.