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Circus Politicus, Christophe Deloire et Christophe Dubois

Par Edgar @edgarpoe

cp.jpg Drôle de livre. Ça part comme une pochade, dans la lignée de Sexus Politicus, mais on aborde à certains moments des sujets de fond et l’on apprend finalement pas mal de choses. Reste que le livre ne cerne pas vraiment son objet et laisse une impression mitigée.

L’idée de départ est de lever le voile sur la réalité du pouvoir politique et de montrer les vrais lieux de décision. On commence donc par un récit bien tourné de négociations bruxelloises un peu pitoyables, où les chefs d’Etat des 27 doivent porter un badge pour pouvoir se reconnaître.

De fait, les élites semblent acquises à l’idée que les décisions les plus importantes doivent échapper au peuple. Ainsi, DSK en novembre 2010 : « la solution la plus ambitieuse [à la crise européenne], largement discutée dans la littérature académique, serait de créer une autorité budgétaire centralisée, aussi indépendante politiquement que la banque centrale européenne. […] L’autorité fixerait les orientations budgétaires de chaque pays membre et allouerait les ressources provenant du budget central…»

Les auteurs montrent fort bien comment de nombreux partisans de l’Europe s’accommodent du déficit démocratique permanent – même si les auteurs ne sont pas tombés sur le chef d’œuvre de Padoa-Schioppa.

Quelques pages ou chapitres sont parfois anecdotiques : trois pages sur les banquiers français par exemple. C’est trop, ou trop peu - Pébereau mériterait à lui-seul un livre. Même chose pour l’OMC, brièvement traitée, comme le fonctionnement des médias.

De temps en temps, une idée intéressante surgit. Ainsi d’un chapitre sur les « ministères du monde » : l’idée que les décisions les plus importantes sont prises par des organes techniques fonctionnant comme des ministères. Ces organismes sont au mieux internationaux (l’ONU, l’OMC…) au pire relèvent du droit privé (l’IASB pour les règles comptables - où l’on retrouvait d’ailleurs le regretté Padoa-Schioppa - ou l’ICANN pour la règlementation d’Internet. On pourrait ajouter l’ISDA qui pourrait sérieusement ébranler l’économie européenne, en mars 2012, en décidant que la renégociation de la dette grecque constitue un « événement de crédit »).

Après les « idées générales » ainsi brossées, la mise en évidence d’organismes parfois mal connus mais puissants, les auteurs se tournent vers les hommes. On aborde alors les diners du Siècle, les conférences Bilderberg, la Trilatérale ou encore Goldman Sachs. Il y a pas mal de faits intéressants, une approche historique où l’on apprend par exemple que la Trilatérale s’est créée parce que les conférences Bilderberg ne souhaitaient pas s’ouvrir à l’Asie.

Les auteurs reviennent aussi longtemps sur la trop mal connue affaire Swift, où l’on retrace le parcours qui permet aux Etats-Unis de connaître l’ensemble des transactions bancaires européennes avec le soutien enthousiaste de la Commission européenne et la parfaite impuissance du « parlement » européen. L’anecdote n’est pas loin, avec l’histoire de l’espionnage de l’Union par le Mossad découverte en 2003, suivie par d’autres évocations de l’activité de services russes, chinois ou …suisses.

Moins anecdotique, la description du milieu bruxellois, où l’on passe d’un stage à la Commission à un poste de lobbyiste et vice-versa. On aboutit à une situation où, selon une ONG : « la bulle de Bruxelles [c’] est un monde élitiste où les accords sont majoritairement passés en dehors du regard du public ». Il y a des dizaines de pages où l’on comprend que le système européen fonctionne d’une façon qui ne serait probablement pas tolérée si elle se déroulait au niveau national.

Pascal Canfin, député européen vert : « je siège à la commission des affaires économiques et monétaires. Vous avez, par exemple, un groupe d’experts en matière bancaire. 95% des membres de ce groupe sont des banquiers, et pas n’importe quels banquiers, uniquement des banquiers de la banque de financement et d’investissement, de la banque de marché et toutes les grandes banques américaines – JP Morgan, Bank of America, Goldman Sachs – y sont représentés. En face, il n’y a pas d’ONG, il n’y a pas de syndicats dans ce groupe d’experts. L’idée que la Commission soit conseillée uniquement par des banquiers d’affaires, et, notamment, par les banquiers d’affaires américains pour changer les règles en matière bancaire, me semble complètement surréaliste après la crise financière que l’on a connue ». Ce qui me semble surréaliste c’est que Canfin ne conclue pas de cela que le système européen est rotten to the core, irréformable.

Autre gag européen qui a l’air assez typique : « le chef d’unité chargé des questions de droit d’auteur à la Commission, nommé au printemps 2011, n’est autre que l’ancien directeur juridique de l’International Federation of the Phonographic industry, où il était chargé du lobbying » !

Le lecteur a cependant, à de nombreux moments, l’impression d’une pensée décousue, peut-être due à l’écriture à quatre mains. Par exemple, après avoir découvert la comitologie, le pouvoir de la Commission et les pressions extraordinaires des lobbies, le lecteur est étonné de lire au sujet du Parlement européen que « les français s’intéressent trop peu à l’institution sans doute la plus démocratique de l’Union européenne ».

Compte tenu de l’ensemble de ce qu’apprend le lecteur novice, il y a fort à parier qu’il vaut mieux que les français ne s’intéressent plus, ni au Parlement, ni au reste du système européen ; ils risqueraient d’en concevoir une acrimonie encore élevée d’un cran ! Même étonnement du lecteur devant la candeur de l’auteur qui écrit que « nous ne devons pas incriminer Bruxelles pour nos propres turpitudes. Si le système fonctionne mal, c’est aussi en raison des comportements français ». Après avoir décrit finement la machine à broyer les avis divergents et l’opinion populaire qu’est Bruxelles, il est un peu candide d’en rejeter la faute sur ceux qui en sont écartés !

Encore une contradiction : les auteurs citent Canfin expliquant que parfois des décisions bonnes sont prises par Bruxelles et détournées au niveau national (sur un modèle très platonicien qui affecte la pensée de nombreux nationalistes européens : le cerveau bruxellois pense bien, ce sont toujours les mains des exécutants, nationales, qui échouent).

Le fond des choses c’est que les décisions européennes résultent de processus flous et déresponsabilisants, donc dangereux.

On comprend donc que, selon les auteurs, les autorités nationales peuvent détourner un texte européen valable au départ. Mais que penser réellement des positions nationales exprimées à Bruxelles lorsqu’on lit, à propos d’une approbation donnée par les autorités françaises (en matière de vin rosé), qui suscita ensuite un scandale en France : « le sujet avait été traité dans un paquet global, que la France avait approuvé… » La décision n’a pas été votée en elle-même, mais adoptée en bloc. Difficile d’en rechercher ensuite le responsable...

Les processus de décision bruxellois sont donc suffisamment déplorables pour que le lecteur soit en mesure d’attendre que les auteurs nous épargnent les clichés les plus éculés, sur le mode « il suffirait de vouloir pour que le système européen tourne rond ». Quand on s’est pris le traité de Lisbonne en pleine figure, en 2008, après l’avoir rejeté en 2005, ça doit conduire à une très grande modestie sur la capacité du citoyen à infléchir les décisions au niveau de l’Union. On a même envie de balancer le livre à la poubelle quand on lit que le gouvernement français refusant d’appliquer un texte européen fait preuve d’un « comportement de voyou ».

Des législations prises par le même cadre administratif et politique que celui qui prépare une réforme financière en étant exclusivement conseillé par des banquiers d’affaires peuvent-elles être considérées comme dignes de respect ?

Par exemple, quand la Commission entre en guerre contre les subventions des collectivités locales à des associations, de plus en plus menacées car elles sont considérées comme autant d’entraves à la concurrence non faussée. Le même journaliste qui a déploré un comportement de voyou de la part du gouvernement français écrit une page plus bas : « le financement d’un foyer pour femmes battues, des actions de protection du patrimoine mettent-ils en péril la libre concurrence ? En l’état, la Commission considère que « oui » ! ». Compte tenu de cela, et fâce à tant de bêtise, il faudrait plutôt décorer les politiques qui refusent d’appliquer les textes européens !

Ce manque de ligne d’argumentation est d’autant plus dommage qu’à certains moments le livre est très efficacement démonstratif.

Notamment quand il montre, au cœur du démarrage des conférences Bilderberg comme du mouvement européen, un Joseph Retinger : à toutes les étapes de la construction européenne on retrouve des hommes au service de structures atlantistes. L’impression générale est que la plupart des structures que les complotistes adorent détester, Bilderberg ou même Union européenne, sont là pour assurer que jamais les nations européennes ne nuiront aux intérêts américains. D’ailleurs, un paragraphe qui aurait pu être explosif - s’il n’avait été accueilli par la bonne presse avec les ilence respectueux qui convient - montre assez bien l’intérêt de la CIA pour le projet européen et pour son plus éminent porteur, Jean Monnet. Constantin Melnik, ancien chef des services français, interrogé par les auteurs : « Schuman et Monnet avaient des liens avec la CIA […] De Gaulle souhaitait que les contacts avec la CIA soient concentrés au niveau des services et que les gens de la CIA cessent de voir directement Monnet et Schuman ».

De la même façon, la trilatérale, ce groupe de discussion à très haut niveau, a recruté nombre des premiers commissaires européens lors de sa création – et aujourd’hui Mario Monti et Lucas Papademos en étaient membres avant leurs promotions récentes. La branche européenne de la Trilatérale a été créée par Georges Berthoin, ancien chef de cabinet de Monnet au Plan puis à la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

D’où une intéressante question des auteurs, qui aurait pu constituer l’axe central du livre : « et si la mondialisation […] était la réalisation d’un projet politique né aux Etats-Unis et adopté ensuite par un groupe social convaincu et homogène, avant d’être imposé aux autres pays occidentaux puis au-delà ? ». Le livre aurait pu être consacré aux marques de ce projet américain en France et dans l’Union européenne. Des éléments comme les Young leaders programme, ou l’International visitor leadership programme sont longuement présentés comme des instruments du soft power américain, ce pouvoir d’influence qui devient aussi, sinon plus important, que le pouvoir militaire. Le livre aurait perdu en aspects folkloriques mais gagné en portée.

Probablement aurait-il été encore plus facilement passé sous silence. Il est plus facile d’inscrire un pamphlet anti-américain en le dissimulant en remake d’un François de Closets dénonçant les gaspillages publics, que d’attaquer bille en tête. Malgré donc ce côté décousu - peut-être dû aussi à des divergences entre les auteurs - le livre est intéressant et très documenté.


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