Au début, on n’est qu’une cellule porteuse d’un chromosome X ou Y affublée d’une petite queue (notez bien ce mot), ou plus précisément d’un filament, et avant même qu’on croise l’ovule c’est déjà la compétition. On peut inverser la perspective, mais ce n’est guère plus reluisant: au début, on n’est qu’un ovocyte à deux chromatides, et avant même qu’on ait croisé le tétard qui définira notre genre, on est déjà et éperdument seul. Et du jour où l’on respire notre première bouffée d’oxygène jusqu’au moment où l’on redevient pure matière organique dans un MacDo à asticots, on passe son temps à faire la queue.
Ca commence à l’école. On se met en rangs avant d’entrer en classe, parfois par deux pour tenter vainement d’apaiser la misère de l’alignement forcené, et les crocs de l’ennui persistant qui va nous affliger jusqu’à la prochaine récréation commencent juste à percer la chair tendre, mais avec une intensité qui laisse une trace indélébile. C’est la première expérience de l’absurdité de la discipline, et chez certains c’est l’époque où commence à pousser la laine qui fera la fortune du berger. C’est aussi la période où d’autres développent une tendance à la désobéissance par pur nihilisme.
Puis vient l’âge adulte. Et là on ne cesse plus de se mettre en rang. A moins d’être passablement misanthrope et de tenir un agenda très précis des périodes où l’on n’est sûr de ne croiser aucun de ses contemporains, un humain moyen, arrivé à l’heure du bilan final, pourra se targuer d’avoir vu des millions de dos, de fessiers, d’arrières-trains, et pas que des Vénus Callipyge. Si à un âge avancé on n’est pas expert en scoliose et en calvitie occipitopariétale, c’est vraiment qu’on n’est pas observateur. Je suis à peu près certain que dans une vie on voit plus souvent des gens de fesse que de face, et je serais prêt à mettre l’immense fortune que j’ai accumulée lors de ma courte mais fort rémunératrice carrière de top-model au service de quiconque aurait le loisir de le prouver scientifiquement.
Prenons quelques exemples concrets: vous partez au supermarché, joyeux et insouciant, quérir les huit bouteilles de vin qui vont embellir votre soirée et vous donner l’inspiration nécessaire à la rédaction d’une belle chronique immondaine. Essayez de négocier avec le vigile du supermarché en lui expliquant que vous ne supportez que difficilement la promiscuité et que pour épargner votre sensibilité, vous préfereriez lui payer votre dû à lui plutôt qu’à une caissière qui est la seule personne à s’ennuyer plus que vous dans une grande surface. Inutile de discuter: on vous expédiera incontinent grossir les rangs de la foule rectiligne, cerné par une personne âgée qui raconte un demi-siècle de morne existence en comptant sa monnaie, et un psychopathe qui fait des courses pour six mois comme si la guerre était imminente.
Autre exemple, qui me touche moins car depuis tout petit je ne sais pas conduire, et je laisse les chauffeurs de bus s’énerver à ma place sur la route. Prenez une automobile, de préférence la vôtre pour ne pas avoir de problème avec la police. Dormez deux jours pour évacuer les huit bouteilles que vous avez bues au paragraphe précédent, bande de poivrots. Une fois bien reposé, engagez-vous dans le centre-ville de n’importe quelle bled de France. Vous devriez voir votre tension monter de dix points, vous constaterez que votre vocabulaire passera du registre « populaire à soutenu », à « carrément vulgaire à totalement obscène », à plus forte raison si votre contradicteur est une femme où un ressortissant de Meurthe-et-Moselle, et vous dauberez des heures avec vos collègues de bureau sur le tueur de Toulouse alors que vous-même n’avez évité l’homicide que faute d’objet létal. Tout ça parce qu’il existe des gens capable de risquer leurs vies, et même de tuer, pour gagner une place avant le rond-point.
Ainsi va l’existence, et encore je n’ai pris que les deux exemples les plus fragrants car je fais confiance à votre imagination. Mais à moins de se retirer en pleine nature ou dans la cambrousse la plus reculée, impossible d’y échapper. Des générations se sentent pressées de pousser les anciens à la retraite ou au tombeau, car on est pressé d’exister et que manifestement le monde doit être trop petit pour six milliards d’habitants, dont une infime partie bouffe comme quatre pendant que le reste meurt de faim ou d’esclavage. Alors à l’échelle locale, je vous raconte pas.
Les solutions sont pourtant multiples. On pourrait par exemple, dans tous les lieux fréquentés, les magasins, les routes, les guichets, les concerts, l’accès backstage à la loge de Cédric Boyon, les tribunaux pour les élus, que sais-je, encore, on pourrait faire des files adaptées à chaque situation: des pistes cyclables pour les fauteuils roulants, d’autres pour les vélos, une file pour les flâneurs qui marchent en large quand les poursuivants sont pressés, une piste pour flâneurs qui ont envie de changer de rythme en fonction de leur retard estimé et une pour les gens pressés. Idem pour les transports en commun, un bus (ou un train ou un avion) idoine selon la célérité désirée du voyage et du voyageur. Cela réclamerait une organisation certaine, et des travaux à côté desquels les douze travaux d’Ulysse et le chantier du Mettis ne seraient que d’aimables péripéties aussi imperceptibles qu’un propos intelligent dans une chanson de Bénabar.
Seulement, le chaos est inhérent au monde comme la tomate au Bloody Mary, et la ville est un monde en soi. Et il ne faut pas être naïf: si l’on avait accès au making-of des Bisounours, il est à parier que chez eux aussi il y a des rivalités, des égos qui se confrontent, et des prises de tête (d’ailleurs je me suis toujours méfié de Groscopain avec son pelage orange fadasse). Donc plutôt que de multiplier les routes, les caisses et les wagons personnalisés, on peut aussi faire le choix de la civilité et de la politesse, et même si faire la queue est un supplice, on peut prendre un peu de temps et arrêter d’obéir à l’injonction de vivre vite et gras. Personnellement, pour passer le temps dans les files d’attentes je bois la première des huit bouteilles, et je demande à Mamie si elle a vu Hervé Morin sur les plages normandes en 1944. En gros je fais la queue, mais légèrement de côté.
D’ailleurs, en parlant de politesse, je me demande si ,dans l’hypothèse où François Hollande était élu, j’aurais encore le droit de clamer « putain de sa race », mon juron préféré. Bof, il me reste cornegidouille et vil paltoquet.