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Peu de thèmes, dans le champ littéraire occidental, sont plus récurrents que le thème du double. Grand paradoxe si l'on pense que la culture occidentale privilégie en nous l'individuel et le singulier. On se souvient du mot de Rimbaud : Je est un autre. Déjà Euripide, avant lui, quand Thésée faisait à son fils le reproche de n'aimer que lui-même à travers Artémis, à quelle autre expérience entendait-il confronter son public, sinon à celle renvoyant au premier aspect de ce thème : non point l'amour de soi, mais celui de l'image que l'autre renvoie de soi-même ? On sait que le narcissisme se définit ainsi, la duplication du personnage par des personnages peu ou prou identiques, apparentés et, bien que plus rarement, parfois même sosies, fondant le second aspect du thème du double, ces derniers pouvant dès lors prendre forme d'objets qualifiés de " transitionnels " par Lacan, lesquels ne sont rien de moins que symboliques : chez le nourrisson, par exemple, le pouce viendra remplacer la présence de la mère, comme ailleurs portraits, statues, bref, toutes représentations de la figure humaine, viendront en substitution des modèles auxquels les adultes ont besoin de recourir afin de se constituer eux-mêmes en identités. Maîtres d'oeuvre d'une très remarquable anthologie du fantastique reprise par Pocket à la fin des années 70, Jacques Goimard et Roland Stragliati analysaient fort bien la question en ouverture. Le lecteur s'y reportera donc avec profit, d'autant que les références illustrant leur propos constituent un florilège des oeuvres les plus représentatives du genre, à commencer par une des plus universellement connues et des plus passionnantes : La Merveilleuse Histoire de Peter Schlemihl, de l'écrivain allemand Adalbert von Chamisso (le récit fameux de ce personnage qui a perdu son ombre). On découvrira là dans la suite des récits d'E.T.A. Hoffmann, Andersen, Hawthorne, Poe... jusqu'à James. On ne saurait trop se féliciter qu'un jeune romancier, Fabrice Humbert, ait inscrit son second roman dans un creuset aujourd'hui délaissé. Biographie d'un inconnu se rattache en effet à la lignée des grands auteurs romantiques cités plus haut. L'argument de départ est simple voire banal : Thomas d'Entragues, écrivain raté devenu par la force des choses autobiographe tarifé de célébrités sportives, se voit chargé par Victor Dantès de rédiger la biographie de Paul, son fils illégitime qu'il n'a jamais rencontré et dont il n'a aucune nouvelle. Or voilà quelques années que ce dernier, ayant renoncé, après plusieurs échecs, à convaincre les producteurs cinématographiques français de financer son projet d'adapter à l'écran Le Voyage au bout de la nuit, de L-F. Céline, s'est envolé pour Hollywood où il comptait bien prendre sa revanche. Troublante mission pour Thomas, lui qui n'est plus guère que le survivant d'un rêve, une sorte de fantôme de lui-même depuis qu'il s'est détourné de la tâche qu'il s'était fixée : faire oeuvre d'écrivain. Cette tâche, Thomas l'avait pourtant commencée avec Les Géants, un roman ambitieux, mais abandonné après quelques pages pour n'être jamais repris. Il ne peut alors s'empêcher de s'identifier à Paul : tous les deux ont subi l'expérience du ratage : Ce qui m'avait permis (...) de si bien comprendre Paul, écrit-il, c'est que j'avais connu moi aussi la disparition, que je m'étais enfoui en moi-même et dans mon appartement comme un escargot dans sa coquille, et que j'avais écrit comme Paul avait filmé (...). Mais au moins il avait pris une décision, ce que j'avais été incapable de faire. Ainsi se poursuit le roman, alternant les fragments de vie de l'un et de l'autre, opposant les particularités de chacun, les entrelaçant au point parfois de brouiller les pistes. Si bien que le lecteur, à mesure qu'il progresse dans sa lecture, est peu à peu conduit à se demander si Paul Dantès existe réellement, s'il n'est pas plutôt une créature tout droit sortie du cerveau malade d'un homme impuissant à se réaliser autrement que par un jeu - fascinant - de miroirs lui renvoyant comme autant de reflets idéalisés de lui-même, jusqu'alors confit dans l'inconsolable regret de n'avoir pas vécu la vie à laquelle il se croyait destiné. Et sans doute est-ce dans cette ambiguïté savamment orchestrée par l'auteur que réside le principal intérêt de son roman : aucun des témoignages que son personnage reprend, aucun des épisodes du séjour de Paul aux Etats-Unis qui nous sont rapportés n'échappe au soupçon d'irréalité tandis que se multiplient les découvertes que le biographe, parti sur les traces de son sujet, est censé faire sur son compte au fil de son périple. Voici une fascinante variation sur le thème du double. Nous regretterons seulement que Fabrice Humbert n'oublie pas assez qu'il est également professeur de français : son style nous semble un peu trop sage pour faire de cette oeuvre, qui reste néanmoins passionnante du début à la fin, une parfaite réussite. A moins qu'il ne faille incriminer le seul Thomas d'Entragues, ce qui est peut-être le cas et ferait dès lors de lui, malgré ce défaut mineur, un romancier pour le coup prometteur.
Fabrice Humbert Biographie d'un inconnu 175 pages - Ed. Le Passage