Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne, c.1612, Naples Capodimonte
Un des problèmes avec les peintres de talent qui ont connu des vies tragiques est que la tendance naturelle, évidente est trop souvent d'expliquer leur peinture par leur vie, de mettre plus l'accent sur leurs drames que sur leurs apports à l'histoire de l'art. Et il arrive parfois que leur vie soit plus intéressante que leur oeuvre, surtout quand cette vie a été transformée en légende, surtout quand cette oeuvre, honnête mais pas géniale, attirerait moins l'attention venant d'un artiste à la vie banale. Parmi ces cas, les plus flagrants me semblent être ceux d'artistes femmes à la fois meurtries et pionnières : j'ai écrit ici, au risque d'être accusé de tous les noms, que Camille Claudel, aussi dramatique fut sa vie, était une artiste moins révolutionnaire que Rodin, moins annonciatrice de la modernité; j'ai écrit que, quel que fut l'intérêt dramatique de sa vie, Frida Kahlo me semblait moins novatrice que Diego Rivera; j'ai écrit que Lee Miller me semblait avoir eu une vie passionnante mais, à de rares exceptions, n'être pas une photographe de premier plan. Et j'ai à chaque fois reçu une volée de bois vert. Alors c'est avec prudence que je vais entamer la critique de l'exposition d'Artemisia Gentileschi au Musée Maillol (dont, il faut le noter, les espaces d'exposition se sont encore réduits depuis ma dernière visite, au profit des espaces commerciaux, boutique et billetterie), jusqu'au 15 juillet.
Le sens commun, alimenté par la biographie romancée d'Alexandra Lapierre et renforcé par les textes grandiloquents de présentation de l'exposition, met l'accent sur le viol qu'elle subit d'un ami et associé de son père à 18 ans, et sur ses efforts pour se libérer de la tutelle artistique paternelle et à devenir une peintre reconnue, alors une rareté pour les femmes, en expliquant à peu près toute sa peinture à la lumière de ces deux violences, la physique et la morale. Il faut lire le petit livre publié par les éditions 'des femmes', qu'on ne peut soupçonner de machisme, je présume, comprenant les actes du procès et quelques analyses sérieuses, loin de la romance de Lapierre ou d'Anna Banti; Eva Menzio y questionne les pistes brouillées des témoignages autour des faits, tentant de distinguer entre séduction suivie de violence et viol, s'efforçant de comprendre pourquoi ce n'est qu'au bout d'une année, au cours de laquelle Artemisia fut l'amante d'Agostino Tassi, qu'Orazio, le père, porta plainte. Mais surtout ce livre incite à lire son oeuvre autrement qu'à la lumière de sa vie. Le texte de Roland Barthes en particulier, à propos du Judith et Holopherne de Capodimonte à Naples (1612), met l'accent, non pas, comme tant, sur le lien avec la violence du viol, mais sur l'ambivalence érotique et funèbre du lien unissant les deux protagonistes et sur la revendication féministe qui sous-tend ce tableau de deux femmes : "si les deux femmes voulaient violer le général, elles ne s'y prendraient pas autrement" et "ne dirait-on pas deux ouvrières en train d'égorger un porc ?". Il conclue ainsi "ce tableau, si fort, si clair, a ainsi tous les traits figuratifs d'un roman : sa beauté vient de ce qu'il participe d'une sorte d'énergie littéraire".
Artemisia Gentileschi, Yael et Sisera, 1620, Budapest
A côté de ce tableau peint en 1612, au début de sa carrière, encore sous l'influence très caravagiste de son père, l'exposition montre cinq autres Judith plus tardives, plus calmes, moins sanglantes : Artemisia s'est calmée, civilisée, adaptée au marché, elle a trouvé sa voie, son style. De même le tableau de Yaël et Sisera (à Budapest, 1620), où l'Israélite Yaël tue le Canéen Sisera en lui enfonçant un clou dans le crâne à coups de marteau, semble étonnamment calme, paisible, sans passion.
Artemisia Gentileschi, Cleopâtre, c.1635, Rome CP
Artemisia est une peintre d'héroïnes, Cléopâtre, Suzanne, Bethsabée, femmes triomphant de l'adversité, de la vilenie masculine. Toutes ont plus ou moins le même corps rond, la même mollesse; l'héritage du Caravage (et d'Orazio) se dissipe peu à peu, le clair-obscur s'adoucit, mais les carnations et les drapés sont souvent superbes. Cette Cléopâtre de 1635 (dans une collection particulière romaine) en est un bel exemple, avec la mise en scène par le rideau entrouvert, l'apparition des deux suivantes, le jeu oblique et sinueux des corps et des membres, les diagonales des regards et la vibration des couleurs.
Artemisia Gentileschi, Autoportrait, n.d., Palais Barberini, Rome
A l'entrée de l'exposition (dont le parcours est, il faut le dire, assez chaotique, avec une chronologie incertaine), cet Autoportrait de 1637 (Palais Barberini à Rome) est aussi une Allégorie de la Peinture, une affirmation d'Artemisia comme femme peintre dans un monde d'hommes : elle se peint peignant un jeune élégant à la fine moustache, renversant l'ambivalence érotique du duo habituel peintre - modèle; le geste est suspendu, la pose est artificielle, le regard est dirigé vers nous : ce tableau est un manifeste tout autant qu'un autoportrait.
Je ne sais combien de portraits Artemisia peignit, mais il y en a deux remarquables dans l'exposition : celui d'une religieuse (1613/1618) dense et rigide dans ses voiles noirs, et celui de la Princesse Savelli (Portrait d'une dame assise, 1620, collection particulière genevoise), vêtue d'un brocart luxueux, fine et élégante jusqu'au bout des doigts, le col fin rehaussé de dentelle. Le portrait rend à
Artemisia Gentilsechi, Portrait d'une dame assise, 1620, Genève CP
merveille la distance aristocratique du modèle. Il y a, sur la pique de métal du fauteuil et sur les boutons de cuivre qui tiennent le cuir, un jeu de lumière, de reflets où on peut deviner un reflet du modèle et de la peintre au travail.
L'exposition elle-même souffre de quelques défauts : d'abord des textes grandiloquents et 'psychologisants' qui imposent une vision et une seule de son travail à la lumière de sa vie. C'est une bonne peintre, mais le flot de louanges hagiographiques est ici un peu excessif. Ensuite, comme je l'ai dit, un parcours assez chaotique, commençant par ses dernières années, qui m'ont semblé plutôt
Artemisia Gentileschi, Portrait d'une dame assise, 1620 Genève CP, détail
fades, répétitives et tournant à un "artisanat de grande classe"; enfin, mais je ne suis guère compétent, des attributions assez généreuses, alors que bien des toiles proviennent de son atelier, mais pas nécessairement de sa main. Sur un site lié à l'Ecole Normale Supérieure de Pise (création napoléonienne, mais ceci est une autre histoire), j'ai lu cette critique excellente de la version milanaise de l'exposition, similaire mais un peu différente (en italien); on peut regretter de ne trouver que rarement cette pertinence et ce talent de critique et d'écriture en France, où, trop occupés à polémiquer sur la défense du patrimoine, nos critiques de l'art classique sont trop souvent pédants et poussifs (mais attendons leur texte).
En conclusion, à mes yeux, une peintre intéressante, mais qui s'affadit au fil du temps, et dont la vie, plus ou moins romancée, et l'image sociale féministe de première femme peintre ont été les facteurs de reconnaissance davantage que la qualité intrinsèque de son oeuvre.