Fin de siècleÉric Bonnargent
Les Souliers bruns du quai Voltaire est le dixième opus des aventures de Victor Legris et de ses compères de la librairie Elzévir, à Paris. L’action du premier tome, Mystère rue des Saint-Pères, se déroulait en 1889, à l’occasion de l’Exposition universelle pour laquelle la Tour Eiffel fut construite. Nous sommes maintenant en 1898 et il s’agit de l’une des dernières enquêtes de Victor puisque cette fresque devrait prendre fin avec le siècle. C’est sur les quais de Paris, dans le milieu des bouquinistes qu’un assassin, à la recherche d’un mystérieux manuscrit et… de pots de confitures, va semer la panique. Les Souliers bruns du quai Voltaire est, sans aucun doute, l’un des meilleurs épisodes de cette fresque historico-policière signée par les deux sœurs cachées sous le pseudonyme de Claude Izner.
Pourquoi utiliser un pseudonyme alors que vous avez déjà écrit ensemble sous vos vrais noms (Sang dessus dessous chez Viviane Hamy) ?L'idée du pseudonyme nous est venue il y a trente-cinq ans, quand nous avons commencé à écrire ensemble. Nous l'avions rejetée parce que pendant longtemps nous avons, parallèlement à notre travail commun, écrit séparément, notamment pour la jeunesse. Mais, peu à peu, notre travail en tandem a fait de nous un auteur, aussi, quand nous avons commencé la "saga Legris", en 2000, avons-nous eu envie d'adopter ce nom de plume. Claude, qui est le second prénom de Liliane, contient la première syllabe du prénom Laurence. Izner est le nom de jeune fille de notre mère. Cette Claude Izner fut pour nous une seconde naissance et nous a porté bonheur !
Comment se passe l’écriture à quatre mains ? Il y a-t-il une répartition précise du travail ou écrivez-vous chacune votre tour ?Il n'y a pas de méthode pour l'écriture à quatre mains, pas plus que pour l'écriture solitaire, du moins en ce qui nous concerne. Chacune travaille selon ses aptitudes et ses préférences, qui varient d'année en année. L'essentiel est d'inventer un scénario à partir duquel l'imaginaire de l'une et l'autre va s'épanouir. Comme il s'agit de récits policiers, c'est en fait l'étape la plus ardue, ainsi que la création de personnages et la construction de l'enquête menée par Victor et Joseph. Le choix d'une période dans l'année (il y a une chronologie à respecter puisque notre série débute en 1889 et que chaque investigation se passe au cours d'une des douze dernières années du XIXème siècle) est déterminant en ce qui concerne certaines recherches historiques précises. Une de nous "lance la machine" et rédige plusieurs chapitres. À partir de ce début, l'autre s'attelle au texte, le remanie, le débarrasse de ses scories, rajoute des scènes ou déplace des séquences, et continue d'écrire. À intervalles réguliers, nous nous retrouvons pour des séances de lecture à voix haute, et ainsi se dévide le roman, jusqu'aux multiples dégraissages terminaux.
En vous lisant, le lecteur en apprend autant sur Victor et ses acolytes que sur leur époque. Les références à l’actualité ou aux innovations techniques sont omniprésentes. Chaque volume se termine d’ailleurs par une postface dans laquelle vous résumez les événements de l’année. Pourquoi accorder une place si importante à l’histoire ? Cela exige-t-il de votre part beaucoup de recherches ? Comment vous y prenez-vous ?Si nous avons accordé cette place prépondérante à l'histoire, la grande et la petite, en l'occurrence celle de la "fin-de-siècle", c'est que nos romans sont édités dans une collection dont le thème central est justement le passé historique et la reconstitution précise d'une époque. Grands détectives publie des policiers "hors la loi du genre", termes qui nous ont d'emblée séduites. Bien sûr, cela implique des recherches. Avant de nous lancer dans cette aventure, nous avons donc parcouru beaucoup d'ouvrages généraux sur l'époque 1890-1900, tant en bibliothèque que chez nous. Nous avons très vite commencé à consulter la presse, infiniment précieuse car très riche en faits divers et en détails à propos des événements politiques, des publications de livres, de la mode, etc... Nous avons lu les romanciers "décadents". Et nous continuons ! Il nous faut nous imprégner de l'atmosphère parisienne d'alors, pour que le cadre, aussi réaliste que possible, permette la mise en place de récits rocambolesques sans que le lecteur - espérons-nous - se sente plongé dans un univers "toc" ! Le mélange des genres, c'est notre dada : histoire et quotidien, meurtres et humour, noirceur et tendresse... Nos postfaces ont pour modeste ambition de donner un aperçu ce tout ce que nous n'avons pu conter dans le cours du roman.
L’attention que vous prêtez au vocabulaire, ou plutôt aux vocabulaires, contribue à rendre très vivantes vos histoires. Les niveaux de langue changent selon les milieux socio-culturels de vos personnages et vous utilisez même des argots spécifiques. Là encore, comment faites-vous pour amasser tout ce matériaux ?Nous aimons les mots et nous avions envie de jouer avec eux. Cette passion nous a sans doute été inoculée avec le goût de la lecture, que nous avons acquis chacune très tôt dans notre vie, car nos parents étaient bouquinistes, notre mère (toujours avec nous, à 96 ans) sur les marchés, notre père (qui est décédé en 1992) sur les quais de Seine. Nous n'étions pas riches, il s'en faut de beaucoup, mais nous avions des livres, et de toutes sortes ! Des "illustrés", des romans pour la jeunesse, des polars, de la SF, mais aussi de grands auteurs de tous les pays, de Dickens à Mark Twain en passant par Hugo, Tolstoï, Steinbeck, les soeurs Brontë.Le fait d'être nous-mêmes bouquinistes nous a permis de côtoyer des gens de milieux divers. Un petit carnet et un crayon sont bien utiles pour noter des expressions insolites ! Même chose pour ce qui est des lectures, nous butinons des mots, nous les collectionnons.
Dans chaque volume, vous choisissez d’évoquer la vie d’un quartier. Les Souliers bruns du quai Voltaire se déroulent sur les quais, dans le milieu des bouquinistes. Il s’agit d’un métier que vous avez toutes les deux exercé. Pourquoi avoir attendu le dixième tome pour en parler ?Ce n'est pas la première fois que nous évoquons le métier de bouquiniste. En 1999, nous avons écrit, sous nos deux noms, un roman policier intitulé Sang dessus dessous, publié chez Viviane Hamy. Le personnage central en était un confrère (imaginaire !) des années 1990, Milo Jassy, dont la pulpeuse voisine, Henriette Bol, spécialisée dans la vente de souvenirs de Paris, était surnommée Stella Kronenbourg à cause d'un vif penchant pour la bière.Et puis, depuis la naissance officielle en 2003 de Victor Legris, nos lecteurs ont parfois accompagné ce libraire le long des étals de bouquinistes de la rive gauche. La tentation était grande de consacrer un volume entier à cette profession. Si elle a quelque peu changé en un siècle, nous n'en restons pas moins soumis aux intempéries, aux bruits des véhicules ébranlant la chaussée, à l'humeur des passants. Nous aimerions tout de même bien visiter les boîtes de nos collègues de 1898, où nous pêcherions sûrement quelques merveilles, même s'ils se plaignaient déjà que la bonne marchandise devenait rare !
Il y a presque une portée politique à vos livres. La noblesse, cliente de la librairie Elzévir, est tournée en ridicule, vous développez une certaine tendresse pour les petites gens et, dans Les Souliers bruns du quai Voltaire, l’affaire Dreyfus occupe une part assez importante. Peut-on parler pour autant d’engagement, de votre part ?Nous sommes issues du peuple, au sens politique de ce mot. Nos parents ont vécu le Front Populaire. Ils se sont connus au Groupe Octobre, ils ont interprété les choeurs parlés de Jacques Prévert dont notre père, Maurice, et son frère, Nathan (devenu auteur-compositeur-chanteur célèbre après la guerre sous le nom de Francis Lemarque) qui se faisaient appeler les Frères Marc, ont créé "La pêche à la baleine". Notre mère, Etia, émigrée russe, organisait des grèves dans les ateliers de couture où elle travaillait... au noir ! Puis il y eu la guerre, les années de haine antisémite. Etia a caché et sauvé sa famille, mais n'a pu empêcher la déportation à Auschwitz de notre grand-mère paternelle. Alors l'Affaire Dreyfus, berceau de la France Vichyste, cela nous mobilise, oui !Nous avons grandi dans une ambiance bohème, et révoltée. Révoltées, nous le sommes demeurées. Nous avons connu les années 68-70, nous avons cru aux "lendemains qui chantent". Nous chantons toujours, comme chantait notre père lui aussi auteur-compositeur, des chants un peu anars, sans être véritablement engagés. L'humour nous aide à supporter la lourdeur des temps. S'il est un parti auquel nous appartenons sans restriction, c'est "le parti d'en rire" de nos "copains" Pierre Dac et Francis Blanche !
Dans les romans policiers, les personnages qui enquêtent sont la plupart du temps doués de facultés physiques ou logiques exceptionnelles. L’une des particularités de Victor et de Joseph, c’est qu’en tant qu’intellectuels, ils ne sont pas forcément très doués et s’en sortent le plus souvent grâce à la chance ou à la protection d’autres personnages. Pourquoi avoir choisi des intellectuels pour mener vos enquêtes ?Nous n'aimons guère les super-héros, grands, forts, aux biceps et au cerveau musclés ! Quel que soit le type de roman abordé, si un personnage nous séduit c'est parce qu'il a des faiblesses.Victor et Joseph sont-ils des intellectuels ? Joseph connaît bien les livres et écrit des feuilletons. Victor est libraire mais s'adonne à la photographie. Il est attiré par des enquêtes tarabiscotées qui donnent du piment à son quotidien. Mais ses déductions sont souvent fantaisistes. Avons-nous choisi ce duo ou s'est-il imposé à nous parce que nous-mêmes vendions des bouquins ? Mystère...Le mot "intellectuel" a pris une connotation négative qu'il n'avait pas à l'origine, le substantif date d'ailleurs de la fin du XIXème siècle. Se servir, même maladroitement, de son intellect, ne vous transforme pas en un être passif méditant de profondes ou stériles idées à l'instar de ce cher Penseur de Rodin... qui songe peut-être tout simplement à ce qu'il va manger ce soir !
Vous aviez annoncé que les aventures de Victor Legris et de ses compagnons s’arrêteraient en 1900. Avez-vous toujours l’intention de mettre fin à cette saga et ne le regrettez-vous pas déjà ? Avez-vous déjà de nouveaux projets ?Oui, ce sera dur de quitter Victor, Tasha, Joseph, Kenji, Iris, Euphrosine et les autres ! Nous aurons passé de longues années en leur compagnie, ils auront occupé nos journées, et sans doute continueront-ils d'exister en nous. Mais ce sera nécessaire, si nous ne voulons pas nous encroûter ! Un changement est toujours bénéfique pour un créateur, indispensable même. C'est un défi à relever... et nous ne sommes plus jeunes, alors il ne faut pas trop tarder ! Changement de personnages, changement d'époque, changement de construction des récits sur lesquels pèseront des contraintes différentes. Mourir à ce qu'on aime, et renaître ! Nous avons un projet, encore vague, donc motus ! Un fait est certain, les deux parigotes que nous sommes navigueront encore dans Paname !
Claude Izner, Les Souliers bruns du quai Volaire. 10/18. Grands détectives. 8 € 80.