J'ai passé plus de 10 ans à étudier les zones sahéliennes du Tchad, Issa Ouadjonné

Publié le 21 mars 2012 par Cmasson

Au fur et à mesure des années, Issa s’est spécialisé sur l’agro-pastoralisme propre aux zones sahéliennes du Tchad avec un diplôme d’ingénieur agronome, plusieurs années au Ministère de l’Agriculture tchadien, un immense projet de 10 ans avec l’Agence Française de Développement pour construire des puits dans les zones pastorales du Tchad. Dans ce cadre, il a sillonné de long en large le Sahel tchadien et appris à connaître le fonctionnement du mode de vie nomade, les nombreuses règles qui le régissent et les populations qui y vivent. 

 

Comment fonctionnent les populations pastorales du Sahel tchadien ?

  Il y a beaucoup de fantasmes autour du nomadisme. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que bien plus qu’une tradition, c’est un mode de vie acquis par contrainte. Les contraintes climatiques dans cette zone aride où les précipitations sont aléatoires impliquent souvent un mode de vie basé sur des déplacements réguliers, saisonniers et à amplitudes variables selon la saison, le type et la taille du troupeau et les groupes ethniques concernés. Loin d'être la survivance d'une activité archaïque, ce mode de vie nomade constitue le meilleur rempart contre la désertification, d'où la nécessité de le préserver et de le développer. L’élevage transhumant, nomade et semi-nomade au Tchad contribue à près de 40% des recettes d’exportation du pays. Il représentait plus de 50% des exportations et faisait vivre 40% de la population du pays au début des années 2000. Il y a des circuits de transhumance bien précis et une famille avec son troupeau ne pourra pas aller n’importe où : chaque point d’eau pastoral par exemple est géré selon un système bien particulier et surveillé de près. Un équilibre doit être trouvé entre les besoins en eau des agriculteurs et des éleveurs. Il n’est pas rare qu’un point d’eau soit abandonné car trop conflictuel. Ces conflits ne sont pas si nombreux que cela au regard du nombre de points d’eau et surtout de la pression très forte sur cette ressource, mais si jamais les règles ne sont pas respectées, cela peut se détériorer. Si on veut construire un point d’eau, cela nécessite donc une large étude pour comprendre le fonctionnement de la zone, les autorités en place, les règles de fonctionnement… : il ne s’agit pas juste de creuser un trou !   

Quel est le problème aujourd’hui pour les éleveurs ?

  La vie pour les hommes et les animaux est très menacé aujourd’hui. Du fait des faibles pluies et de leurs mauvaises répartition cette année, il y a de moins en moins de pâturages disponibles et les animaux produisent de ce fait beaucoup moins de lait. Or le lait est la base de l’alimentation des éleveurs et notamment de leurs enfants. L’autre jour un éleveur me racontait qu’avec ses 20 vaches, il n’arrivait même pas à collecter 1 litre de lait ! Du fait de cette faible production de lait dans cette partie du Grand Kanem, l’essentiel du lait produit est consommé par les jeunes animaux, réduisant ainsi à néant le lait pour la consommation du ménage. Il en résulte que de nombreux jeunes enfants tombent dans un état de malnutrition.  De même, comme le bétail est plus faible, le taux de mortalité augmente : déjà en année normal, un éleveur va perdre 15 à 20% de son troupeau, donc dès que la situation climatique s’aggrave les éleveurs peuvent rapidement perdre une très grande partie de leurs animaux. Le bétail attrape aussi davantage de maladies. Par exemple, il y a eu une épizootie dans une zone au nord de Mao : au 9 janvier, sur 18 500 dromadaires, 444 étaient malades et 189 étaient morts ! Et depuis, l’épidémie continue. Pour ceux qui survivent, ils sont en mauvais état et le prix de vente du bétail s’en ressent : les éleveurs vendent moins bien leurs animaux.  En plus de la sécheresse s’est ajouté cette année les problèmes avec les pays voisins du Tchad : une grande partie des chameaux du grand Kanem sont vendus habituellement en Libye ; cette année, ce commerce a ralenti du fait du conflit. De même, les vaches et les chèvres sont souvent vendues auprès de commerçants nigérians. Mais la frontière avec le Nigéria est actuellement fermée : moins de commerçants peuvent venir sur les marchés du Kanem et moins de Tchadiens peuvent rejoindre le Nigeria. Bref, ils ont encore des animaux, mais personne à qui les vendre pour gagner de l’argent ! Il y a des zones où les gens n’ont plus rien à manger.   

Qu’est-il possible de faire pour améliorer la situation ?

  Aujourd’hui, vu l’urgence, la seule chose à faire est d’organiser des distributions de vivres pour les hommes et pour les animaux. C’est ce qu’ACF et d’autres acteurs s’apprêtent à faire dans la région. ACF est ainsi en train d’organiser des distributions pour environ 4000 familles vulnérables avec le soutien d’ECHO (Bureau d’aide humanitaire de la commission européenne et UK-AID (gouvernement britannique). Mais il faudrait faire plus encore ! A plus long terme, le projet « Action bétail » que je mets en place vise à améliorer la sécurité alimentaire des éleveurs du grand Kanem en augmentant la production animale et l’accès aux vivres d’un côté et en réhabilitant des puits pastoraux avec un système de comité de gestion de conflits de l’autre. De même, améliorer l’accès à la santé tant pour les hommes que pour les animaux est fondamental : du fait de leur mode de vie nomade, les populations pastorales sont souvent exclus des systèmes de santé. Aider les populations à multiplier leurs sources potentielles de revenus et à sauvegarder des stocks est également pertinent, comme le démontre le projet « d’Activités Génératrices de Revenus » allié à la mise en place de Banques de céréales et à des campagnes de vaccination animale qu’ACF mène également dans la zone auprès des agro-pasteurs. Enfin, désenclaver ces zones très isolées en construisant des routes et des marchés afin d’améliorer l’approvisionnement en biens et en nourriture ainsi que les possibilités d’échanges commerciaux participeraient également à améliorer durablement la situation des habitants.  

Est-il possible de continuer à vivre dans ces régions de plus en plus désertiques aux sécheresses récurrentes ?

  On dit souvent que ces régions du Sahel tchadien ne sont pas viables à long terme : il devient trop difficile d’y vivre. C’est vrai : l’agriculture et l’élevage y sont de plus en plus difficiles. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire et abandonner les gens qui y vivent en attendant qu’ils quittent définitivement la zone pour émigrer ailleurs. Il y a plus de 300 000 personnes dans le Kanem : on ne peut pas les laisser mourir ! Changer de terroir est un processus très long. Aujourd’hui de plus en plus de personnes se mettent à bouger pour faire face à la situation mais qui les acceptera sur leurs terres ? Il y a de plus en plus de conflits liés à cela. Et s’ils partent à l’étranger, ils ne sont pas davantage acceptés. Il s’agit donc d’aider autant que possible les populations à rester là où elles sont : beaucoup de choses sont faisables pour améliorer la situation !