source: Toile
Youki
"Youki était minuscule mais il se prenait pour un molosse, si bien qu'il montrait les crocs et grognait dès qu'il croisait un de ses congénères, quel que soit son gabarit. Le frimeur par excellence. Toujours à toiser son prochain, comme s'il n'était rien de moins que le roi des chiens. Le tenir en laisse relevait de l'exploit, car Youki, obstinément, tentait par toutes les contorsions possibles d'extirper sa caboche du collier. C'était comme une partie de pêche au gros, où l'on se tordait le bras à essayer de maîtriser le monstre marin qui frétillait au bout de la ligne. A propos de poisson, le poil de Youki, frisé, rêche et d'un blanc terne, sentait curieusement la sardine. La sardine daubée, pour être précis, la sardine d'après la date de péremption...Un sacré numéro, ce chien. Court sur pattes, le corps anormalement long pour sa petite taille, il devait être le fruit d'une union secrète entre un caniche et un teckel fréquentant les mêmes poubelles, lapant le fond des mêmes vieilles boîtes de sardines. Jamais à court d'astuces, il aboyait pour un oui ou pour un non, le plus souvent en plein milieu de la nuit, afin de nous signifier qu'on pouvait dormir tranquilles car le chien montait la garde, du fond de sa panière. Sa queue, sa minuscule queue râpée, semblait reliée à un mécanisme complètement déglingué qui déclenchait des mouvements intempestifs aux moments les plus inattendus; ainsi Youki ne faisait jamais la fête pour manifester sa joie ( il aboyait à la place), mais remuait la queue quand d'autres chiens avaient tendance à la baisser: lorsqu'il se faisait gronder, par exemple, ou au passage d'une bicyclette. Une ennemie mortelle, la bicyclette. il éprouvait une véritable haine pour cet engin, sans qu'on ait jamais pu en comprendre les raisons, si toutefois il y en avait. C'était fâcheux pour les cyclistes, ce clébard monomaniaque, mais Youki ne leur laissait pas le choix, il attaquait. il fallait le voir suivre un vélo sur des kilomètres, à toute allure, pour finir sur le dos, les quatre fers en l'air, à bout de souffle mais visiblement très content de lui...
Croyez-moi, devait-il se dire, on ne le reverra pas de sitôt dans les parages, ce maudit vélo! Foi de Youki!...
On s'amusait beaucoup, tous les deux. il me rapportait la balle pour que je la lance encore une fois, et encore une fois, et jusqu'à la fin des temps si j'étais d'accord.
Youki ne lâchait jamais prise. Quand il avait faim, par exemple, vous n'aviez pas d'autre choix que de lui donner à manger: la seule façon de stopper son couinement continu, semblable à un insupportable grincement de porte, consistait à lui ouvrir un paquet de croquettes. Youki était le chien de la famille mais je me considérais comme son seul maître, ma mère ayant cédé à un de mes caprices en acceptant de l'adopter. L'animal, du reste, me manifestait une affection qu'il n'accordait ni à mon frère ni à mes parents. Youki sentait que sans moi, il n'aurait pas fait partie de cette famille bienveillante, cédant sur les croquettes au premier couinement. Youki sentait plein de choses. On disait souvent à son propos: "Il le sent." Nous, les hommes, nous sentons aussi plein de choses, mais notre nez est moins sensible que la truffe du chien, si bien que nous nous plantons souvent. Parfois, nous ne sentons pas le vent venir, ce vent qui peut nous balayer comme des feuilles d'automne sur le boulevard. Nous manquons de flair. On se préoccupait beaucoup du flair canin, mon frère et moi; on se demandait comment Youki, la veille d'un départ en vacances, savait que nous allions partit, et craignait tellement qu'on l'oublie qu'il passait la nuit sur la banquette arrière de la voiture; on se demandait aussi comment un chien pouvait renifler des explosifs et dénicher des os enfouis sous la terre. Mon grand-père racontait qu'un berger allemand était capable de parcourir deux mille kilomètres pour retrouver son maître. Deux mille kilomètres à quatre pattes, incroyable.
Youki m'aurait rejoint au bout du monde, si toutefois j'avais essayé de le semer. Son petit museau aurait suivi ma piste par monts et par vaux. C'est du moins ce que je croyais, mais les faits m'ont contredit. Pauvre petit Youki. C'est idiot de mourir en vacances, aussi idiot que de mourir juste après sa retraite. En mourant en vacances, vous prenez le risque de gâcher celles des autres, et de surcroît vous ne profitez pas à fond de vos congés payés; en mourant juste après la retraite, vous ne profitez pas à fond de la canne à pêche offerte par les collègues lors de votre pot de départ.
Youki a disparu pendant les vacances de Noël, aux sports d'hiver, et voilà bien la pire bêtise qu'il ait commise. Nous n'avons jamais eu la certitude de son décès, il a tout simplement disparu, et j'ai moi-même assisté en direct à sa disparition. Je me tenais sur la terrasse de ce chalet lugubre, dont l'intérieur, tout en bois clair, ressemblait à un sauna, quand j'ai vu Youki sur la route, s'éloignant dans la neige. Il remontait en trottinant la petite route bordée de congères qui menait au chalet. Sa queue remuait comme jamais. Des flocons commençaient à tomber. Arrivé en haut de la route, au croisement, le chien bifurqua soudain sur la droite, à l'opposé du village vers la forêt. Je l'ai appelé, à tue-tête, il n'est jamais reparu. Nous l'avons cherché des jours durant. Le village fut couvert d'affiches signalant la disparition d'un petit roquet blanc pas dangereux pour deux ronds, malgré une tendance à l'aboiement intempestif. Mais les vacances prenaient fin, et il fallait rentrer. Youki n'est pas revenu chercher les monticules de croquettes que j'avais laissés sur la terrasse. Il n'a pas daigné nous dire un petit au revoir, ni nous expliquer les raisons de son geste.
Les animaux, en règle générale, se justifient peu. La vision de mon petit chien blanc se fondant dans l'immensité neigeuse est restée gravée dans ma mémoire.
-elle est même si forte qu'elle a pris le pas sur d'autres visions plus heureuses, et a surement contribué à cette sensation de froid intense qui s'empare de moi lorsque j'évoque ma petite enfance.
C'est drôle comme certains événements nous habitent à jamais et comme d'autres sont immédiatement oubliés, à peines vécus que déjà) volatilisés, comme un souffle sur la vitre. En cherchant bien, il y eut sûrement d'autres péripéties lors de ces vacances d'hiver, mais je ne me souviens que du chien, ou plutôt de sa perte. Je me souviens aussi d'avoir vomi sur le trajet du retour, ce qui n'est peut-être pas sans relation avec l'absence de Youki, dont l'odeur de sardine ne parfumait plus la voiture. Tu m'a traumatisé, mon toutou. A cause de toi, je déteste le ski, les chalets et la raclette, sans parler des forêts de sapins, où je crains toujours de retrouver ton cadavre congelé.
Youki, j'espère que tu as refait ta vie avec une chouette petite chienne de traîneau. J'ai été inconsolable après ta fugue. Aux personnes qui lui demandaient pourquoi j'avais l'air si triste, ma mère répondait invariablement: "Il a perdu Youki, son meilleur ami" Et oui, mon meilleur ami a tourné à droite, il a décidé de quitter la compagnie des hommes pour vivre en ermite, dans un igloo...On n'était pas si amis que ça, au fond, parce que les vrais amis, il paraît que c'est inséparable, que ça forme un seul bloc, comme une montagne, une montagne que même un tremblement de terre ne saurait fendre en deux. Une montagne miraculeuse, sans neige, une montagne où personne ne s'est jamais perdu."
-"Youki"- extrait de:" Le club des caméléons" de Milan Dargent- Editions La Dilettante
"On se demande encore de nos jours comment un type aussi doué qu'Arthur Rimbaud a pu abandonner la poésie pour se consacrer au commerce, et renoncer ainsi à ses engagements de jeunesse. Ce qu'il faire pour comprendre, c'est essayer de nous revoir nous-mêmes../...et songer à ce que nous sommes désormais devenus. On rigole moins."
-Milan Dargent-