Page trois du livre :
" Devant vous, un écran s'allume.
Au centre, vous apercevez la lettre S ; d'autres lettres sont réparties sur l'écran, inclinées dans tous les sens ; certaines retournées, d'autres pas.
Le jeu est simple : la même lettre S figure une seconde fois quelque part sur l'écran, il faut réussir à l'y pointer avec une commande. Le plus vite possible : vous serez chronométré.
Quelques secondes suffisent pour un joueur exercé. Mais ce qui est curieux, c'est qu'il ne faut guère plus d'un dixième de seconde à un chimpanzé pour atteindre la bonne lettre.
Bizarre… Pourquoi est-il tellement plus rapide que nous ?
Sans doute parce que ce genre de rapidité lui est plus nécessaire qu'à nous : un habitant des arbres, qui dégringole souvent de branche en branche, a besoin de se repérer dans l'espace plus rapidement qu'un simple promeneur. En un dixième de seconde, on ne tombe que de cinq centimètres; en deux secondes, de vingt mètres.
Quand nous jouons à ce jeu, nous imaginons la lettre S qui se déplace, qui tourne, qui fuit. Et quand cette image mentale mobile rattrape l'image fixe aperçue sur l'écran, nous avons gagné.
Nous utilisons donc la possibilité de transporter mentalement les images, de leur faire subir certaines actions : rotations, déplacements, etc.
Ces actions-là ont entre elles des relations très particulières ; les géomètres en ont fait l'inventaire ; et cet inventaire, ils l'appellent groupe.
Attention ! derrière ce petit mot "groupe", se cache un « universel » de la pensée. Un instrument pour concevoir le monde.
Tout à l'heure, naïvement, nous avions écrit « la même lettre S ». Une lettre S quelque part, et ailleurs la même lettre, qu'est-ce que ça signifie au juste ?
Deux fois la même lettre, ça veut dire deux lettres apparemment différentes (elles diffèrent par leur place sur l'écran), mais que l'on peut reconnaître comme identiques en transportant l'une sur l'autre (un transport mental suffira).
Nous ne pouvons dire « la même » ou « pas la même » que si nous avons pris en compte l'organisation de ces transports. Et cette organisation, c'est le groupe.
Qu'est-ce qu'un nombre ? C'est le résultat de l'art de compter.
Pour compter, les enfants apprennent d'abord à ne pas compter deux fois la même bille dans un sac de billes. La même bille ? Nous y voilà.
Chaque fois qu'on compte des choses, on manie implicitement un groupe, qui détermine comment ces choses sont à la fois distinctes — pour ne pas les compter deux fois — et semblables — pour les reconnaître comme équivalentes et les compter de la même façon.
C'est ainsi que le groupe est antérieur, dans notre pensée, à d'autres catégories que nous pourrions croire primitives, comme « le nombre » ou « l'espace ».
Le groupe spatial ? Si les singes et les hommes savent le manipuler aussi vivement, c'est qu'il s'agit d'un outil disponible à un niveau très primitif de la pensée ; peut-être est-il "câblé" quelque part dans notre cerveau, comme dans celui des animaux qui possèdent une compétence spatiale analogue à la nôtre."
...
Si ce texte vous a intéressé, vous pouvez télécharger ici le très instructif livre * de Jean-Marie Souriau, mathématicien français décédé la semaine dernière .
*livre s'adressant en grande partie à tout public, disponible en ligne uniquement (hélas)
# Guy Marion @ 11:43