J’ai déjà maintes fois décrit le spectacle que peut occasionner une séance de cinéma à l’intérieur même de la salle (ici, là, et de ce côté également, au hasard). C’est souvent énervant, parfois amusant, occasionnellement même fascinant. Cette populace se trouvant en communion devant un film est souvent des plus hétéroclites, et le comportement de chacun n’est jamais uniforme. Parfois je rêve que tous deviennent comme moi pour que mes projections soient moins perturbées. D’autres fois je me dis que ce serait vraiment dommage et que cela gâcherait la beauté de la chose. Et certains films font ressortir les comportements des spectateurs encore plus que d’autres. Comme 38 témoins de Lucas Belvaux par exemple.
Avec le Printemps du Cinéma, le cinéma affichait complet pour plusieurs films, dont celui-ci. Avec ce genre d’évènement offrant des places à tarifs réduits, le public n’est pas forcément aussi passionné qu’à une séance habituelle. Il se peut qu’il ait pris une place pour ce film car celui qu’il voulait voir affichait déjà complet. Cela donne toujours une atmosphère particulière à ces projections. Moi je venais spécifiquement voir 38 témoins. Je n’avais pas été recalé pour Cloclo ou un autre film, c’est bien le long-métrage de Lucas Belvaux que je désirais voir. Je savais à quoi m’attendre, à savoir pas à un polar avec enquête malgré le cadavre, pas à un suspense haletant malgré le sang versé. A une étude de caractères plus probablement, et très vite, effectivement, c’est cette exploration de la nature humaine qui s’est dégagée, et avec elle, mes sens de spectateurs se sont rapidement mis en éveil, comme si la finesse du regard de Belvaux sur ses congénères poussait l’être humain que nous sommes à observer ceux qui nous entourent. Et moi, c’étaient d’autres spectateurs qui m’entouraient.
Peut-être est-ce parce que 38 témoins est lent et paraîtrait presque ennuyeux, alors qu’il est en fait posé, fin et passionnant, mais les us de mes co-spectateurs m’ont moins dérangé que d’habitude, et je les ai notés avec amusement. Cela a commencé avant qu’on entre en salle, lorsqu’à côté de moi un spectateur sexagénaire s’est lancé dans une longue conversation au téléphone dans la queue. Blablabli, et blablabla, ça n’en finissait pas. Lorsqu’enfin nous sommes entrés, la salle s’est vite avérée pleine. Un homme a bien cherché la place libre qui aurait dû l’accueillir, et a même fait mandé un employé du cinéma pour l’aider à trouver sa place, mais rien à faire, la salle affichait déjà complet.
Au deuxième rang, pendant la longue publicité Cartier qui orne les écrans depuis quelques jours, une spectatrice attrape ses affaires et s’apprête à quitter la salle, avant de demander tout de même par acquis de conscience quelque chose à ses voisins. De mon cinquième rang, je n’entends pas la teneur de la conversation, mais vu le contexte, les gestes et les mimiques, je devine la conversation :« Ce n’est pas la salle de « 38 témoins » ?- Mais si, c’est bien celle-là.- Ah bon, mais c’est quoi ce film animalier qui passe à l’écran là ?- Bah, c’est une pub, pour Cartier !- Ah bon ? Mais ça fait 5 minutes que ça dure là…- Oui c’est vrai elle est longue, mais le film va commencer après…- Ah bon, j’avais un doute j’ai cru que je m’étais trompé de salle… bon bah je me rassois alors ».A deux ou trois mots près, ça devait être ça. A côté de mon amie, un couple est sur les nerfs, la jeune femme semblant peut goûter le choix de son compagnon qui s’est porté sur le film de Lucas Belvaux. Le rang devant nous, avant que la salle ne soit tout à fait pleine, une dame qui manifestement ne se plait pas au quatrième rang se précipite hors de celui-ci après avoir repéré un fauteuil vide beaucoup plus haut.
A l’écran, Yvan Attal lutte avec sa conscience en même temps qu’avec ses concitoyens lorsqu’il s’agit d’apporter son témoignage au meurtre de sa voisine, en pleine nuit dans une indifférence tout apparente et toute relative. Tandis que mon amie n’a pas tardé à s’endormir, le couple assis devant nous s’amuse à observer la salle, manifestement occupé à déceler la fatigue chez les autres spectateurs. Le soin qu’apporte Lucas Belvaux, par touche discrète, à remuer les instincts égocentriques de l’homme, ne semblent guère autant les passionner que les spectateurs assoupis.
D’ailleurs ils en ont un juste à côté d’eux, le monsieur qui justement quelques dizaines de minutes plus tôt était pendu à son téléphone dans la queue, commence alors à émettre des bruits de ronflement manifestes. Discrets d’abord, mais en quelques secondes, la respiration s’affole, et le voilà émettant des bruits de ronflement plus que cocasses dans le silence de la salle. A l’écran, le drame n’accapare pas assez l’attention, et la salle se focalise plus volontiers sur le rythme de la respiration hachée du ronfleur, et lorsque son ronflement enfle tant qu’il réveille le ronfleur lui-même dans un sursaut, la salle explose littéralement de rire, gardant un échos pendant quelques dizaines de secondes qui pousse ma voisine de droite à se pencher sur sa propre voisine de droite pour lui demander ce qui se passe pour que tout le monde rit ainsi. Tiens, en voilà une qui n’a pas entendu le ronfleur, alors que celui-ci se trouvait juste devant elle. Comme Natacha Régnier assurant qu’elle était au lit à 23 heures et n’a rien entendu. C’est louche ça, un ronflement pareil, cela s’entend. Que cherche-t-elle à cacher ?
Mais je n’ai pas le temps de m’interroger plus sur ce semblant de mensonge, car déjà, une autre spectatrice cherche à attirer l’attention à elle pendant que Nicole Garcia mène son enquête de journaliste pour en savoir autant que la police, voire plus, à propos de ces témoins qui n’ont rien vu ni entendu. Elle est assise au deuxième rang, et alors qu’une demi-heure plus tôt déjà, elle s’était levée et avait quitté la salle quelques instants, Miss « Regardez-moi moi plutôt que l’écran » se lève à nouveau, doucement, et plutôt que sortir discrètement, reste plantée 3 ou 4 secondes debout, prenant son temps, réajustant sa robe, éveillant au passage l’ire justifiée de ses voisins de derrière. Et quand elle passe devant l’écran, mademoiselle y va d’un pas tout aussi tranquille, sans se baisser pour essayer de ne pas trop gêner les autres. Elle aurait presque mérité une salve d’applaudissements. Ou une ou deux tomates bien lancées, plutôt.
Le spectacle dans la salle, bien que plus discret que ce billet peut le laisser transparaître, est plus folklorique que l’étude de la lâcheté ordinaire qui se déroule à l’écran. Carrément aux yeux de nos voisins de gauche, dont la fille se plaignait avant que le film commence que ce soit ce film-là qu’ils viennent voir. Une fois le générique terminé et la salle quasi vide, son compagnon s’emporte : « Mais y en a pleins des films sans action qui font réfléchir, y en a des tonnes dans lesquels il ne se passe pas grand-chose mais qui sont tout de même géniaux. Y a « Lost in Translation » de Sofia Coppola ». Tiens, me dis-je, il défend le film bec et ongle face à sa copine celui-là ! Jusqu’à ce que je l’entende ajouter : « Mais ça, ça c’était tellement plat, c’est pas possible de faire un film aussi plat, tu comprends ?! » Haussant le ton face à sa compagne, qui peut-être, contre toute attente, défendait le film au grand dam de son compagnon, auquel elle a été obligé de répondre pour le calmer : « Oh ça va c’est bon maintenant, m’engueule pas hein ! ». Devant nous, le couple qui s’amusait à regarder les autres dormir n’auront pas eu la patience d’attendre la fin du générique, bousculant tout le monde sur leur rang pour en sortir le plus vite possible, faisant comme si les autres n’existaient pas, ne pensant qu’à leur petite personne.
Lucas Belvaux a renvoyé les témoins face à leurs propres démons, et a du même coup renvoyé les spectateurs face aux leurs. Moi, je naviguais entre les deux. De l’ennui, de la passion, du n’importe quoi, de l’amusement. Il y avait de tout ce jour-là. A l’écran comme dans la salle.